"Nouvelles Hors série"

La place de Mons était animée par des chants traditionnels, et des lumières de couleurs éclataient des guirlandes colorées. La nuit était déjà tombée à cette heure, et les allées pavées, jalonnées de chalets, embaumaient le graillon. La foule amassée vibrait dans un brouhaha qui donnait mal à la tête à Arthur. En plus des odeurs de croustillons, de lacquemants et d’autres gourmandises, les vendeurs ambulants se disputaient les clients à coups de raclette à l’ancienne, tartiflette, patates farcies et autres plats d’hiver gras à souhait.

Afin d’apaiser sa faim de loup, malgré l’attente qui lui tordait les entrailles, le lycanthrope avait calmé sa bête avec plusieurs plats typiques des marchés. Il n’était pas bon de chasser le ventre vide. C’était ce qui lui manquait aux USA, cette gastronomie bonne enfant sans égal. Donnant le change sur son impatience, le trentenaire avait arrosé le tout de chocolat chaud, de grog et de boissons chaudes pour tromper son attente.

Une semaine qu’il la traquait. Ce soir était le dernier.

Plongé dans sa surveillance, Arthur s’était avachi, une hanche contre le mur d’un bâtiment, à une table de bistro. Un verre de vin chaud sur la table fumait, ses volutes s’envolant dans l’air gelé. Les odeurs sucrées de cette période magique de fin d’année lui caressèrent les narines. Avalant une gorgée de son breuvage, il goûta la cannelle et permit à sa langue la caresse des arômes de rhum qu’il avait fait ajouter.

Deux tables plus loin, un badaud lui adressa un sourire contrit en agitant sa propre boisson pour le saluer. Une heure et demie que le soldat patientait, immobile, vérifiant à intervalles réguliers son téléphone. Aux yeux des passants, il devait paraître comme le type à qui son rendez-vous avait filé entre les doigts. Pathétique, parfait, c’était exactement ce qu’il voulait. Ne pas attirer l’attention, se fondre dans la masse. C’était à cela qu’il avait été entraîné. Reportant son attention sur sa surveillance, il grimaça à l’homme en guise de remerciement et avala une nouvelle lampée de vin.

La couche de givre qui recouvrait la ville depuis une semaine s’était transformée en une fine pellicule de neige dans la matinée. Au fil de la journée, elle n’avait fait que s’épaissir. De fins flocons virevoltaient entre les chalets. Parfaite excuse pour Arthur, attablé au mange-debout, de rabaisser un peu plus sur son visage sa casquette en toile bariolée de camouflage bleu. Les marines américains ne couraient pas les rues, pas à Mons en tout cas, malgré la présence du SHAPE. Les soldats sortaient trop rarement de l’enceinte.

Les fêtes ici n’avaient rien à voir avec celles qu’il connaissait aux États-Unis, ses chères USA. Tout était si sobre, si étouffé, presque discret. Où était la décadence ? Où cachaient-ils les décorations, les vraies, pas ces jouets pour enfants qui ornaient les villes ? En cela, le marine avait presque regretté d’avoir choisi cette période pour réserver son billet d’avion. Heureusement, il n’avait pas manqué Thanksgiving. Sa femme lui en voulait déjà assez d’avoir à rater Noël, et son fils n’était pas encore assez grand pour comprendre ses absences.

La petite bouille enjouée de Kyle se rappela au père de famille, qui manqua d’avaler de travers. Le bambin de trois ans et demi lui ressemblait tant qu’il ne pouvait nier leur lien. Seuls les yeux verts qu’il avait hérités de sa mère le différenciaient, des yeux qui l’avaient séduit dès leur première rencontre. Arthur siffla entre ses dents pour chasser la comparaison qui l’avait mené là où il était.

Penser à Kyle le faisait se sentir coupable. Le gosse n’avait rien demandé, rien de plus que de vivre dans une famille heureuse et unie. C’était ce que Rebekka incarnait parfaitement. Consciente d’avoir obtenu ce qu’elle désirait par la ruse, sa femme avait l’obligeance de jouer les mères et épouses modèles pendant ses absences. Une compensation pour ce qu’elle lui avait fait, en quelque sorte. À son retour, il était certain qu’elle n’aurait pas monté leur fils contre lui. Bien au contraire, Rebekka faisait tout pour qu’ils deviennent l’image d’une famille modèle américaine.

Quand ils s’étaient rencontrés, Arthur avait été évasif sur son travail, ses obligations, son passé et… elle. La jolie ex-pom-pom girl avait accepté son silence et s’était résignée à la relation dissolue, non engageante et complaisante qu’il lui proposait. C’était il y a huit ans. Elle ne se formalisait pas de ses absences, acceptait ses secrets et l’idée de ne pas posséder tout à fait le cœur de son compagnon. Rebekka était intelligente et savait qu’une partie de ses cachoteries ne relevait pas de son travail au sein des forces spéciales. Il y avait autre chose, une obsession, et elle s’en était toujours doutée.

Une obsession qui ne le quittait malgré le temps qui passait.

Ramassant un peu plus ses boucles noires, Arthur jeta un coup d’œil furtif en direction de sa proie. Vifs, ses yeux bruns, presque dorés, captèrent le sourire radieux de la femme qu’il épiait. C’était l’heure. Aussitôt, un gouffre s’ouvrit en lui. Un puits sans fond qui le dévorait, l’englobait tout entier dans la souffrance. La honte le dévora, se mêlant à un sentiment de manque qui le tiraillait. Il put presque entendre son cœur se fissurer. La bête en lui s’éveilla.

Le chalet qu’il guettait n’était pas n’importe lequel. Plus beau que les autres, décoré d’une myriade de vrais sapins et de cannes à sucre géantes formant une allée, c’était celui du Père Noël en personne. Un tapis rouge menait à un trône en plastique bombé de peinture dorée. Gérant les bambins, elle était là, stupéfiante comme chaque soir, à battre gaiement des mains pour éviter la cohue. Son plus grand regret : Annabelle.

Les cris de joie des enfants amassés en file s’égaillèrent dans la nuit à l’apparition du Père Noël. Le soldat, lui, n’avait d’yeux que pour son assistante. Des flocons brillants dans les cheveux, la magnifique blonde d’une trentaine d’années agita ses anglaises ornées d’étoiles et de paillettes argentées. Hypnotique, elle portait un serre-tête en satin blanc parsemé de toutes petites roses en tissu. Sa robe, évasée sur les épaules, était d’un bleu nuit captivant, sur laquelle étaient imprimés des flocons de tailles diverses. Enserrée à la taille, la tenue mettait en valeur la silhouette gracile de la petite blonde aux joues rosies de plaisir. Ses courbes, Arthur les avait autrefois connues par cœur. Des collants striés rouge et blanc surmontaient ses escarpins à nœuds et étaient visibles par-dessous les multiples couches de jupons.

La connaissant, elle devait porter dessous un corset de dentelle attrayant qui aurait fait rougir n’importe quelle femme peu sûre d’elle. L’estomac chaviré à l’idée de croiser ses prunelles vertes dans lesquelles il avait tant aimé se noyer, le marine la regarda s’accroupir pour parler à une fillette. Dans son mouvement, il aperçut les jarretelles maintenant ses bas. La culpabilité le rongea alors qu’une bouffée de chaleur l’embrasa à l’idée de défaire une à une les attaches de satin.

Se mordant durement la langue, Arthur se punit d’avoir de telles pensées. Il était marié à présent, un piège qui ne lui convenait pas, mais dont il assumait toutes les conséquences. Du pouce, le soldat fit rouler l’alliance en or qui ne le quittait que pour les missions les plus délicates. Sa femme l’attendait à la maison, son fils également. Ce n’était plus le moment de fantasmer sur l’attirante assistante du Père Noël. Seulement… c’était bien pour cela qu’il se trouvait dans ce pays, qu’il avait réclamé une permission et fait croire à Rebekka qu’il partait en mission.

Pour cette obsession qui ne l’avait jamais quittée.

Son loup se délectait à l’idée de retrouver Annabelle, lui susurrant de crocheter la fenêtre de sa chambre cette nuit. L’animal en lui souffrait tout autant de leur vie que son hôte, mais il se révélait plus pragmatique. À ses yeux, Rebekka n’était qu’une épouse. Jamais elle ne serait leur Compagne, bien qu’elle soit la mère de leur Petit. S’ils restaient, c’était parce qu’avoir un enfant dans leur situation aurait été inespéré. Les loups-garous, tout comme les métamorphes, avaient du mal à concevoir. Un enfant était une bénédiction autant qu’une responsabilité.

Le corps en ébullition, le marine tentait de réfréner ses instincts. Se concentrant sur les flocons qui tombaient, il inspira une grande bouffée d’air gelé. Mal lui en prit. La saveur d’orange confite de sa proie s’infiltra dans son flair, le consumant de l’intérieur. Il retint de justesse un grognement qui aurait été mal interprété. Cette nuit encore, comme à chaque fois qu’il mettait le pied dans ce pays, il la suivrait. Il traquerait sa magnifique blonde jusqu’à sa maison, dans cette banlieue qui lui ressemblait. Il la regarderait s’occuper de ses animaux, profitant de chaque instant de sa chasse.

Puis, après l’avoir épiée dormir, il résisterait à la tentation de se glisser par la fenêtre pour la rejoindre. Il imaginerait la vie qu’ils auraient pu avoir. Et il regagnerait sa chambre d’hôtel où, seul entre les draps, il revivrait les nuits qui les avaient unis. Dans ses songes, il vivrait ces instants qui lui avaient échappé. Cette ligne de vie qui ne serait jamais la sienne. Cette toile que les fileuses n’avaient pas tissée. Il recommencerait ensuite demain, parce que cette période de fête leur appartenait, à lui et à elle.

Un goût amer dans la bouche, Arthur aperçut Annabelle prendre un petit garçon aux cheveux noirs dans ses bras. Peu plus âgé que Kyle, l’enfant chuchota un secret à l’oreille de l’humaine déguisée en lutine, et le rire cristallin de la belle éclata parmi les chants de Noël. D’une délicate caresse, elle toucha la joue de l’enfant et lui ébouriffa les cheveux. Le cœur lourd, l’âme en peine, le soldat se surprit à imaginer Kyle à la place de l’enfant. Non, pas Kyle. Le Petit qu’ils auraient pu avoir ensemble. Ce louveteau qui aurait eu des traits d’elle aussi.

Cette hypothèse le terrifia aussi vivement qu’elle tiraillait ses instincts. La bouche à présent sèche, le marine se força à avaler une gorgée brûlante de vin pour se punir de ses pensées. Il était un lycanthrope, un dominant, un chef de famille. Rien n’aurait dû l’écarter des siens. Rien ne devrait être plus important. Néanmoins… il se prenait à regretter son propre sang ! Se consumant de honte, Arthur se jura qu’une fois de retour à la maison, il s’occuperait mieux de sa famille. Du moins, jusqu’à l’année prochaine.

Dans son âme, l’esprit de son loup soupira de désarroi.

En rentrant, Arthur embrasserait et cajolerait son fils. Il se ferait pardonner du mieux qu’il pourrait son absence. Quant à Rebekka… il lui jurerait, comme à chacun de ses retours, qu’il n’avait eu aucune autre femme. Elle saurait reconnaître la vérité dans ses paroles. Fidèle à son serment, il s’occuperait de la timide et repentante louve, la comblant comme il le pouvait. Une imitation de mariage heureux valait mieux qu’un divorce qui blesserait Kyle ou une union remplie de ressentiment.

Bien qu’il ne lui pardonnerait jamais ce qu’elle lui avait fait, le soldat en était venu à comprendre l’attitude de son épouse. Le sentant lui échapper un peu plus à chaque Noël, Rebekka avait arrêté sa contraception quatre ans auparavant. Sans prévenir, cela allait sans dire. C’était aux environs de l’équinoxe de printemps qu’elle lui avait avoué sa grossesse. Ce dont il s’était douté en voyant ses formes changer. À vingt-quatre ans, la poitrine d’une femme ne se développe pas sans raison.

Son sens de l’honneur avait poussé Arthur à la demander en mariage quelques jours plus tard, devant la meute entière. Lui épargnant ainsi l’humiliation d’avouer l’avoir piégé. Quand Kyle était né, le soldat était en mission. Se désintéressant de ce petit être, il n’avait pas connu les instincts protecteurs de sa race avant de tenir son fils dans ses bras. Contrainte de choisir seule le prénom de leur Petit, Rebekka n’aurait pas pu tomber plus à côté de la plaque. Kyle était un nom qui faisait grincer des dents le marine. Hélas, quand il avait appris la nouvelle, il était trop tard pour changer.

Tapant dans les mains, Annabelle s’agita entre les cannes à sucre géantes qui délimitaient l’allée où se pressaient les enfants. Sautillant ainsi, elle rappela à Arthur leur toute première rencontre. Le bas du visage enfoui dans son vin chaud, le soldat souffla sur le liquide pour en faire monter la vapeur. Il s’en souvenait comme si c’était hier. Il revoyait les chaussures en toile rouge de la jeune étudiante s’imbiber de neige boueuse. Un blouson en jean sur les épaules, elle n’avait manifestement pas regardé les températures avant de sortir. Se frottant les mains l’une contre l’autre, elle sautillait sur place, des éclats d’eau gelée éclaboussant le bas de son pantalon bleu pétrole.

Lui, était en mission avec son unité, une formation des forces spéciales qui avait tourné à l’infiltration une fois sur le territoire. Une sombre histoire de terrorisme. Hors de la caserne, les soldats avaient l’ordre de se faire passer pour des étudiants venus passer une année à l’étranger. Fort de son expérience dans la drague et décidé à goûter aux saveurs des petites locales, Arthur avait pris autant de plaisir à s’encanailler dans la ville estudiantine, qu’il avait d’application dans le rôle qui lui avait été confié. Prenant pour cible la jolie blonde aux anglaises alléchantes, il avait appliqué les techniques de drague fonctionnant dans son pays.

Passant une main sur l’épaule de la jeune femme, il avait posé sa veste sur ses épaules en s’annonçant avec une bravade espiègle. Cela s’était retourné contre lui. Lui assénant un crochet du droit, la blondinette s’était révélée être loin d’être aussi inoffensive qu’elle en avait l’air. Steve, son coéquipier le plus récurrent, ne l’avait jamais oublié et le taquinait encore à propos de cette rencontre. Comprenant son erreur, hilares, les deux amis d’Arthur n’étaient plus perçus comme de potentiels agresseurs, et Annabelle s’était excusée. Avec une moue adorablement confuse sur le visage, elle avait proposé à sa « victime » de lui offrir un verre pendant qu’elle attendait une amie qui était en retard.

Ils étaient effectivement entrés dans un bar. Cependant, la jeune fille n’avait pas dépensé un seul euro et ils étaient restés bien plus longtemps que le temps de boire un verre. La vie du soldat avait basculé ce jour-là. Affalé dans la neige fondue et sale, le jean détrempé, il était resté captivé par ses yeux verts si particuliers. Un vert tendre qui l’avait fait chavirer. Cette nuit-là, en observant ses lèvres articuler des mots qu’il n’avait pas entendus, le lycanthrope avait su qu’il avait trouvé son âme sœur, celle que les Parques avaient choisie pour lui.

Entrepreneur, Arthur avait cru pouvoir lui voler un baiser lors de leur première soirée, alors qu’il la raccompagnait à son minuscule studio. Là, il s’était heurté au puritanisme européen. La charmante blondinette, qui lui avait confié être engagée dans l’humanitaire, n’avait pas été d’accord. Le soldat n’avait pu savourer ses lèvres fines et tentatrices qu’après trois semaines de séduction acharnée. Avec ses instincts de prédateur en ébullition, il avait dû faire preuve de patience pour la conquérir. Quatre mois d’abstinence qui avaient été pour lui une torture.

Quelque peu inquiet de son obsession, Steve l’avait mis en garde : les hommes d’abord, la mission toujours. Il n’y avait pas de place pour plus qu’une amourette sans lendemain en raison des conditions de leur mission. Une étudiante, aussi jolie soit-elle et humaine de surcroît, ne devait pas interférer. Jeune, bien trop jeune et plein de lui-même, Arthur ne l’avait pas écouté. Il n’avait pas voulu comprendre, s’était cru plus fort, plus résistant que les autres, plus intelligent. Aujourd’hui encore, à moitié caché derrière un mur, il s’en mordait les doigts.

Si seulement il n’avait pas été aussi plein de lui-même…

Il serait avec Kyle, préparant des sablés et du lait de poule. Il emballerait les derniers cadeaux avec Rebekka et s’assurerait que tout était en place pour l’arrivée de leur famille. Au lieu de cela, il espionnait lâchement son amour perdu, pour finir seul dans sa chambre, à ressasser ses souvenirs et à salir les draps. Cette fois-ci, il avait même prévu de dérober le joli gilet bleu givré à paillettes qu’Annabelle avait laissé sur une chaise du chalet. Avec son parfum, son fantasme serait complet.

Arthur se dégoûtait. Levant un doigt, il commanda un nouveau vin chaud au serveur en finissant le reste du premier. Là, à une dizaine de mètres, l’humaine qui le tourmentait avait commencé à danser sur une musique de fête particulièrement entraînante. Son rire résonna parmi le vacarme de la place, tourmentant le soldat qui ferma les yeux. Prisonnier de ses souvenirs, il se replongea dans les soirées qu’il avait partagées avec la pétillante étudiante. Les baisers, les caresses, les promesses échangées le hantèrent, et il crut à nouveau sentir son souffle dans son cou.

Deux années s’étaient écoulées comme dans un rêve, si bien que, sans trop savoir comment, il s’était retrouvé à louer un appartement sous un faux nom avec Annabelle. Pour elle, il avait été Adrien, étudiant en géopolitique. Si bien que, parfois encore aujourd’hui, presque dix ans après, il se surprenait à répondre à ce prénom. Couvert par Steve, ses supérieurs ne s’étaient doutés de rien. Ainsi, il avait vécu une double vie : soldat des marines le jour et, certaines nuits, amant éperdu. Les parents de sa belle avaient beau la mettre en garde contre les relations à distance, elle n’avait eu comme boussole que les promesses qu’il lui avait faites.

Cependant, la bulle dans laquelle Arthur les avait enfermés avait fini par éclater. Une honte cuisante qui le suivrait toute sa vie dans son dossier. Une marque indélébile sur son honneur qui l’empêchait à présent de gravir les échelons aussi vite que ses camarades. Être rétrogradé était un acte qui, dans son métier, ne pardonnait pas.

Un drame qui avait bouleversé sa vie au point de détruire tous ses espoirs et ses rêves.

C’était la veille de Noël, une période qu’Annabelle chérissait. La mission d’infiltration de son équipe touchait à sa fin, leur dernière intervention avait été un succès. Nerveux, le marine cherchait comment mettre fin à ses mensonges et tout révéler à sa petite amie sans la faire fuir. Le stress de la perdre l’avait transformé en boule de nerfs, ce qui commençait à effrayer la jeune diplômée devenue animatrice. Plus rien n’était au beau fixe et, remarquant un changement dans son comportement, ses supérieurs l’avaient convoqué. Mis au pied du mur, ses coéquipiers avaient avoué la supercherie de la double vie d’Arthur. Les hurlements avaient fusé, les ordres également. Puis, la détention.

Encadré de quatre membres des forces spéciales d’une autre unité venue prendre le relais, le lycanthrope avait été mis aux arrêts. Le lendemain, dès l’aube, il avait été embarqué de force dans un avion militaire. Le cœur en lambeaux, il avait accepté son sort, bien décidé à ne pas supplier pour faire ses adieux à Annabelle. À son retour, il lui révélerait tout. Il se l’était juré en acceptant placidement le sort qui lui était réservé. L’armée, la mission, la famille, dans cet ordre. De plus, pour un loup comme lui, une variante existait : l’Alpha, la meute, la famille.

Ce rappel cuisant… il l’avait appris dans sa chair et dans son âme.

Détenu deux ans par son Alpha, un Général deux étoiles peu commode, Arthur avait eu l’interdiction de contacter la femme qu’il aimait. L’interdiction formelle de penser à elle l’avait torturé durant sa détention. La lame cuisante de la magie, c’était aussi coupante qu’un fil d’acier qui se resserrait sur lui ne l’avait pas quitté durant huit cent quatorze jours. Jusqu’à ce que le Général ne meure dans un combat de dominance et soit remplacé par un Alpha plus clément. C’était là que Steve avait pu venir le voir.

Soutenant son ami, le faë lui avait révélé avoir été contraint de se rendre chez Annabelle, à qui il avait annoncé la mort d’Adrien avec froideur. Sans plus de compassion, Jack et lui avaient été obligés de vider l’appartement des effets d’Arthur devant une Annabelle désemparée qui s’était laissée abattre dans des sanglots déchirants. Si le cœur du soldat n’avait jusqu’alors été que fissuré, la conviction de retrouver son amour le maintenant en vie, il avait senti les premiers affaissements du gouffre qui avait remplacé son cœur s’effondrer ce jour-là. En lui annonçant sa mort, ses coéquipiers lui avaient coupé toute retraite possible. Mort. Il était mort la nuit de Noël.

Annabelle ne s’en était jamais remise.

Les mains autour de son gobelet brûlant, Arthur releva les yeux sur l’assistante du Père Noël qui gloussait de plus belle aux confidences d’une fillette. En y regardant bien, il pouvait voir le voile de chagrin qui assombrissait ses yeux, le pincement aux coins de ses lèvres qui indiquait que son sourire n’était qu’en partie sincère. En presque dix ans, de petites ridules avaient marqué sa peau, seules traces indélébiles de sa tristesse. Lui, savait. Pour l’avoir suivie, chaque veille de Noël depuis sa libération, il connaissait son secret.

Une fois sa jolie robe retirée dans les coulisses du chalet, Annabelle se perdait dans les dédales des ruelles de Mons jusqu’à rejoindre sa voiture. Là, un bouquet de fleurs l’attendait ; elle se rendait alors au cimetière américain où elle déposait ses fleurs au pied de la tour de marbre blanc. Elle s’en allait ensuite chez son amie Sarah, celle qu’elle attendait le soir de leur rencontre. Là, elle rassurait ses amies en buvant une coupe de champagne avant de prétexter que les animaux étaient restés seuls trop longtemps.

Un chocolat chaud, une comédie romantique et Annabelle s’endormirait, le visage dans les poils de son chien, un paquet de mouchoirs vide à la main. C’était cette vision, la première année de sa traque, quand il l’avait retrouvée, qui avait poussé le marine à s’infliger la même souffrance. Si en corps, Arthur ne pouvait pas être avec elle, alors il l’était en esprit.

À la naissance de Kyle, il avait failli renoncer. Peut-être l’aurait-il fait si elle aussi avait eu mari et enfant pour fêter ces instants.

Tout à ses réflexions, le lycanthrope prit une pleine gorgée de vin chaud lorsqu’il sentit peser sur lui l’attention d’un regard. Relevant les yeux, il croisa l’espace d’un instant fugace les prunelles vertes et interloquées d’Annabelle. Fronçant ses sourcils, qu’elle gardait parfaitement épilés, l’animatrice se redressa de toute sa hauteur, sa bouche s’entrouvrant légèrement. Il était temps de filer. Les anglaises blondes de son amour s’agitèrent lorsqu’elle esquissa un pas. Le rire particulier du Père Noël la rappelant à l’ordre, elle se détourna d’Arthur, juste assez pour lui permettre de filer.

Ses boucles noires enfouies sous sa casquette, le soldat traversa la place en passant derrière les chalets. D’une main habile, il attrapa le gilet qu’il avait repéré plus tôt et le fourra dans sa poche. Pour l’heure, le vent lui portait les arômes d’orange confite de la femme qu’il aimait. Dans un soupir résigné, il jeta un dernier coup d’œil à Annabelle qui, redressée sur ses talons, paraissait chercher quelqu’un parmi la foule. Le cœur et l’âme si anesthésiés qu’il crut ne jamais pouvoir ressentir à nouveau un sentiment, Arthur disparut au milieu des passants.

Il restait deux heures à la jeune femme avant de quitter sa robe enchantée, un tissu qu’il aurait aimé déchirer sous ses crocs. Bien échu, il avait de quoi s’occuper avant de reprendre sa chasse. Parmi les commerçants, le lycanthrope trouverait bien quelque chose à ramener à Kyle.

Découvrez l'univers des "Filles du bûcher"

Cette section rassemble un ensemble de nouvelles relatant des tranches de vie des personnages des « Filles du bûcher« .

Ce sont des récits exclusifs qui ne sont pas présents dans les tomes mais que j’avais envie de vous faire partager pour que vous puissiez vous immerger un peu plus dans leur univers.

En espérant que cela vous donnera envie de les découvrir davantage, je vous souhaite une très bonne lecture ! 

Les nouvelles en lien avec le tome 1 :

En sueur, le ventre déchiré, ses os lui donnant l’impression d’être en flamme, la Viking serra les dents encore une fois, acceptant la douleur qui refluait dans sa chair, plus cuisante que toutes celles qu’elle avait affrontées durant ses batailles. Jusqu’à la délivrance, cet instant où les mains expertes de la vielle Brit arrachèrent l’enfant de ses entrailles, les pleurs stridents du nouveau-né se répercutant dans le silence qui s’était abattu dans le village dès les premiers cris de la sorcière.

La femme du Yärl Leif mettait au monde leur premier enfant, le jour précédent la première nuit de Yüle, cela ne pouvait être qu’un présage de bon augure pour le règne du couple et la prospérité de leur terre. À moins qu’à quelques heures seulement de la « Nuit des Mères », Freydis n’ait offert à leur communauté qu’une fille. Un nourrisson promis à un grand destin, certes, dont le pouvoir serait aussi puissant et implacable que celui de la guerrière, mais pas un garçon. Un héritier.

Fébrile, le cœur au bord des lèvres, le sang pulsant dans ses tempes qui la faisait souffrir tout autant que son corps meurtri, embrouillant les idées de la sorcière, celle-ci se redressa en entendant le braillement de joie de son époux, suivi du concert de celui de ses guerriers. Les chocs des pintes de bières et d’hydromel teintant dans le grand Skàli marquant le triomphe que ressentait le Viking par la naissance de son premier né.

— Qu’est-ce ? articula avec difficulté Freydis, son souffle rendu court par les heures d’effort qu’elle venait de déployer, érailler par la souffrance qui la tirailla en sentant l’une des aiguilles de Brit s’enfoncer dans sa chair à un endroit que seul aurait dû connaître son mari. Est-ce un garçon ? Dis-moi, vieille femme, lui ai-je donné un fils ?

Concentrée sur sa tâche, la tête basse, l’accoucheuse ne lui prêta pas un regard, se concentrant sur le travail minutieux et délicat qu’elle avait à effectuer afin d’éviter une mort certaine ou un handicap à leur dirigeante. Celle dont tous craignaient la magie.

— Ne vous tortiller pas ainsi, Dame Freydi, l’invectiva la guérisseuse avec mauvaise humeur, je ne tiens pas à mourir sous la lame du Yärl si vous veniez à ne pas vous remettre de cette épreuve.

Enveloppant le nourrisson gluant et hurlant dans un linge, Thorva l’une des servantes le passa au-dessus des fumées purificatrices d’un bol de métal dans lequel étaient jetées avec régularité des herbes de guérirons et diverses propriétés censées protéger et aider la future mère et son enfant durant le labeur qu’était l’accouchement. Honorant les Dieux autant qu’ils demandaient leur secours, les bouquets de plantes et de fleures séchées faisaient se rependre dans la chambre du Yärl des volutes épaisses et odorantes, dont les effluves faisaient tourbillonner un peu plus la tête de la sorcière, embrumant son esprit.

Au-dehors, le rire franc et puissant de Leif se répercutait.

Elle devait savoir, être sûre que ses prières l’avaient bénie des Dieux une fois encore, qu’ils lui avaient accordé la gloire d’offrir à son époux un fils. Un héritier.

Son mari était un homme bon, Freydis le savait, il aimait sa femme au point que certains se prenaient à affirmer qu’il la vénérait davantage que les Dieux. C’était un guerrier implacable, un chef redoutable, mais un compagnon aimant et un amant doux, un mâle qui se refusait à partager avec une autre sa couche tant en campagne que depuis que son épouse avait dû malgré elle refuser ses avances.

Déposant un tendre baiser sur les lèvres de sa moitié, Leif s’était levé pour quitter leur lit lorsque la sorcière lui avait annoncé avec regret ressentir des douleurs et penser ne plus pouvoir être honorée. Préparée à ce qui suivrait, elle était restée digne au milieu de leur drap quand il avait quitté la chambre en enfilant l’une de ses chemises de lin par-dessus son torse musculeux. Retenant ses larmes.

Alors qu’elle le croyait dans une étreinte torride avec l’une ou l’autre servante, Leif était revenu accompagner de Britt, ordonnant à la vieille guérisseuse d’examiner son épouse bien-aimée. Une fois cela fait, la sage-femme d’un âge avancé les ayant rassurés sur l’était de leur enfant et confirmer que la sorcière ne pouvait plus partager ses passions jusqu’après la naissance, son époux s’était glissé sous la couverture, la serrant dans une étreinte aussi réconfortante que confortable, sa grande main posée sur son ventre arrondi.

L’angoisse tenaillait Freydis en songeant à la déception qui ne manquerait pas de ternir la fierté de son mari si une fille s’avérait être leur première née, si les sacrifices auxquels il avait consenti ne les menaient pas à l’héritier qu’il espérait. Que tous attendaient. Si une année entière devait encore s’écouler avant qu’elle ne lui offre ce que sa gentillesse et sa compassion méritaient.

Il était conseillé d’attendre entre deux couches que le corps se remette, il existait des herbes pour cela. Toutefois, si l’enfant n’était pas un fils, la guerrière prendrait sur elle pour tomber une nouvelle fois enceinte, le plus rapidement possible. Pour Leif, pour son honneur.

Il aimerait sa fille, Freydis en était certaine, il la chérirait et la choierait tel son plus grand trésor, la protègerait contre vent et marée, écarterait les importuns et ferait payer à celui qui le jour venu briserait son cœur. Son époux ne leur tiendrait pas rigueur du destin, ni à l’une ni à l’autre. C’était un homme bon. Et ils s’aimaient.

Rabaissant la robe de la sorcière sur son travail, Britt couvrit la Yärl de couvertures, essuyant son visage bouffi, rougi et ruisselant d’un linge humide afin de la rafraichir. L’eau fraiche faisant du bien à la jeune femme dont la peau brulante réclamait de l’humidité.

— C’est une fille c’est cela, avança Freydis en déglutissant, c’est pour cela que tu refuses de me le dire.

Soudain, la lourde teinture de la chambre s’ouvrit, découvrant la haute et large stature musculeuse de son époux, un sourire béat barrant son visage dont tous les traits n’exprimaient que la joie. Les cheveux châtains de son mari ramené en une tresse derrière son crâne laissant voir les tatouages ornant les côtés de sa tête.

La honte échauffant ses joues, la guerrière serra une nouvelle fois les dents, à s’en faire mal, en imaginant l’image dépenaillée et faible qu’elle devait lui rendre. Ses longues mèches caramel collant sur son front et sa nuque, gluante de sueur, des éclats rouges dus à la douleur rehaussant ses iris d’un bleu azur, ses lèvres pleines déchirées d’y avoir trop mordu. Elle lui offrait une piètre version d’elle-même, la souffrance cuisante de ses entrailles l’empêchant de se redresser avec dignité.

Le rictus de fierté de son Leif fondant en un battement de cœur, un éclair d’inquiétude traversa ses yeux clairs alors qu’il la rejoignit en deux enjambées, s’assaillant au bord du lit.

— J’ai entendu ta souffrance, cependant je n’aurais jamais cru te trouver dans un état d’épuisement aussi flagrant, avoua-t-il en serrant l’une des mains de Freydis dans la sienne. Je me sens honteux de fêter avec mes guerriers une épreuve qui te couvre de douleur… Souhaites-tu que je parte ?

Ses derniers mots avaient été prononcés à voix basse, n’étant destinés qu’à elle sur un ton hésitant bien peu approprié à un Yärl fier. S’appuyant contre la force inébranlable de son mari, la sorcière se lova un peu contre lui, faisant reposer sa tête sur la large épaule du viking qui lui embrassa la tempe dans un geste précautionneux.

— Non, ta présence me fait du bien… et… j’ai une chose à te dire mon bien-aimé, soupira-t-elle avant de se mordre la joue et fermer les paupières d’épuisement.

— Thorva m’a dit que l’enfant allait bien, la rassura Leif à l’instant où la servant posait un nourrisson gigotant emmitoufler dans une lingue entre les bras massifs de son père qui ne put retenir un air ravi en le contemplant, l’œil brillant d’orgueil.

Contentement qu’elle ne vit pas.

— J’ignore si c’est un fils, confessa Freydis les yeux fermés pour ne pas avoir à affronter l’amertume de son époux.

— Je sais, c’est moi qui suis demandé à Britt de nous tenir dans l’ignorance. Je voulais que nous découvrions ensemble notre enfant, sans me préoccuper de ce que penseront ou non les nôtres.

Ouvrant les paupières de stupeur, la sorcière découvrit le visage flétri et, étonnement, étranger de son bébé, face à elle, sa petite langue jouant entre ses lèvres si fines qu’elles auraient pu ne pas exister. Un flot d’amour et de bien-être la traversa de part et d’autre, se disputant avec l’angoisse qui la tenailla lorsqu’elle releva son visage sur celui à présent fermé de Leif, dont l’un de grand doigt caressait leur enfant.

— Je viens de t’entendre pousser durant des heures, des hurlements que j’aurais préféré ne jamais connaître, expliqua le guerrier le regard sombre. Freydis, quoi qu’il advienne, je refuse que tu souffres, à nouveau de cette manière, avant qu’aux moins trois hivers ne nous séparer de celui-ci. Si un jour je trouve le courage de t’imposer à nouveau cette torture que tu aurais dû ignorer.

— Et si ce n’était pas un fils ?

— Cette nuit est celle des Mères, l’arrêta Leif d’un baiser d’une tendresse absolue, son pouce essuyant les larmes d’inquiétude que la jeune femme n’avait pas senti rouler sur ses joues. Pour l’heure, je veux juste me réjouir que vous alliez tous les deux bien, c’est cela ma véritable bénédiction des Dieux.

Apaisée, la sorcière soupira d’aise, se fondant dans l’étreinte rassurante de son époux, son amant, le père de son enfant. Enveloppée de l’amour qu’il leur portait. L’homme la serrant au plus près de son cœur, il entonna un chant, se mettant à bercer le nourrisson d’une mélodie grave destinée à remercier les anciens.

Allongée dans l’un des transats de sa villa du bord de mer, Héléna regardait la petite fille patauger dans la piscine, ses éclats de rire couvrant un instant le bruit familier et récurrent des cigales chantant sous le soleil de plomb. La canicule s’était abattue sur la cité côtière, voilà déjà plusieurs semaines, emportant avec elle la fraicheur bienfaitrice que la sorcière aimait tant sentir caresser son visage.

Un cocktail à la main, la mère de famille détaillait les traits de l’enfant claquant des mains sur la surface de l’eau pour en faire gerber des gouttelettes, créant des ondes qui s’écrasaient sur les bords bleutés du bassin, hors de prix, que Michael avait fait construire trois ans plus tôt.

Bien que le visage rieur et halé de la fillette soit encadré de longues mèches claires, presque blanches, rendues humides par ses frasques, que ses grands yeux expressifs, soient d’un bleu si limpide que les mâles s’y noieraient un jour, et que sa stature était faite d’os fins et délicats, Héléna était sûre d’une chose. Une chose qui lui broyait constamment le cœur.

Iris n’était pas sa fille. Pas biologiquement en tout cas.

L’enfant, à présent âgée de cinq ans, n’avait révélé aucune aptitude magique. Avec un père lycanthrope, et une mère sorcière, cela était impossible, les gènes surnaturels étant récessifs. Pourtant, la ravissante petite fille était irrémédiablement humaine.

Héléna se rappelait encore la colère, et des mots durs et blessants assénés par Michael, lorsqu’il l’avait découvert. Un emportement qu’elle lui avait pardonné après qu’il s’en soit excusé à genoux, implorant.

Quand elle ne s’était pas changée en boule de poils, exquise dans son berceau, les tourtereaux avaient supposé en riant, que leur fille, leur trésor était une petite sorcière comme sa mère. Le loup-garou embrassant sa compagne avec passion en déclarant avec ferveur qu’elle hériterait en même temps de sa beauté, et des talents de cette dernière.

Le bonheur avait animé le couple, qui patiemment, avait attendu qu’Iris développe ses pouvoirs, qui ne manqueraient pas d’être puissants au vu de la lignée à laquelle elle appartenait.

Malheureusement, ce jour ne venait pas, Héléna, le cœur au bord des lèvres s’était résolue à faire le seul acte qu’elle avait répugné jusqu’alors, son âme, lui criant que cela n’apporterait que le malheur sur sa famille et sur sa maison. Les larmes aux yeux, elle avait fait tester sa fille, son enfant, son joyau, par la Prêtresse de son Coven, la matriarche claquant sa sentence avec dégoût, unanime : Iris était humaine.

Aux abois, perdue dans l’incompréhension, la jeune femme s’était réfugiée dans la souffrance, et la solitude de ce que cela ne manquerait de déclencher, redoutant l’instant qui n’avait pas tardé à arriver, où son compagnon, sentant sa douleur aussi sûrement qu’une marque au fer rouge dans son âme lui avait arraché la vérité.

Fou de rage, se sentant trahi, Michael s’était écrié que son épouse ne pouvait que l’avoir trompé avec un quelconque humain de passage, se réfugiant chez son Alpha, après avoir fait ses valises, tandis que son loup rôdait sous la surface, visible dans ses iris accusateurs. Ces prunelles tendres qui l’avaient autrefois couvée d’amour.

Ramené à la raison par le chef de sa meute, l’Alpha lui ayant rappelé que le lien unissant des compagnons, lui aurait appris la duperie, le loup était revenu la queue basse, les yeux rougis de chagrin, quelques jours plus tard. Par amour, car elle aussi ne pouvait croire en ce qui leur était arrivé, Héléna lui avait pardonné.

Sanglotant, le lycanthrope avait pris Iris dans ses bras pour l’embrasser, lui jurant de l’aimer bien qu’elle ne soit pas sa fille biologique. S’effondrant au pied de sa sorcière, il l’avait suppliée de ne pas lui tenir rigueur de son comportement, que jamais il ne chercherait à retrouver leur véritable Petit si elle acceptait de le reprendre.

Alors, elle avait posé ses lèvres sur le front de l’homme qu’elle aimait, partageant sa peine, et ses tourments. Pour tenter d’oublier.

En vain. Chaque jour, leur fille évoluait parmi les surnaturels, sans en être une elle-même, un fossé se creusant entre elle et les Petits de la meute, tout comme avec les apprentis du Coven.

Si la fillette faisait partie de leur monde, elle n’y appartiendrait cependant jamais complètement, à moins qu’elle ne s’unisse avec un mâle, dans une alliance politique qui jouerait en leur faveur.

L’Alpha de Michael avait déjà un candidat en tête, le fils de l’une de ses partenaires commerciales, le gamin étant né avec juste assez de pouvoir que pour être qualifié de sorcier. Un beau-père loup-garou et influant ne pouvait que lui être bénéfique. Si ses parents y songeaient sérieusement, la question serait posée à Iris à son adolescence.

Le choix devait lui revenir.

À force de ressasser ce qui avait bien pu se produire, restée éveillée des nuits durant, alors que son époux parcourait les étendues verdoyantes avec sa meute, Héléna avait fini par comprendre la malchance dont ils avaient fait preuve. Bien que Michael la rabroue régulièrement à ce sujet.

La jeune femme se souvenait avec exactitude de son accouchement, en urgence, dans un pays voisin. Son compagnon et elle rendaient visite à des connaissances de ce dernier, quand les contractions s’étaient déclenchées avec deux semaines d’avance.

Michael s’était amusé de la ressemblance de la sorcière avec sa voisine de chambre, les deux femmes ayant accouché à quelques heures d’intervalle de deux petites filles. L’autre bébé emmailloté dans une couverture rose brodée d’un grand E était si éveillée, si vive…

Héléna avait voulu la retrouver, son mâle se mettant en colère quand il avait compris que les sommes versées sur le compte d’une agence de détectives privés n’avaient pas servi à sa femme à s’offrir les bijoux qu’elle prétendait avoir achetés.

Pour Michael, Iris était leur Petit.

Il avait failli détruire sa famille, et n’oublierait jamais la souffrance que son loup en avait ressentie, la blessure balafrant son âme.

Malheureusement, l’hôpital avait subi un incendie peu de temps après la naissance de leur enfant, détruisant les dernières traces la reliant à la petite sorcière, qui se retrouverait un jour perdue et seule dans le monde cruel qu’était celui des humains.

— PAPA !!!! s’écria soudain Iris de sa voix stridente, en sortant de l’eau dans un enchevêtrement de membres à la coordination précaire.

— Mon Amour, lui répondit Michael derrière son épouse, en réceptionnant la fillette dégoulinante dans ses bras, avant de déposer un baiser sur les cheveux de sa femme. Comment vont mes Princesses ?

La tendresse dans son timbre fit chavirer le cœur d’Héléna. Qu’importait les origines d’Iris, ils étaient une famille. Une vraie.

— Merveilleusement bien, susurra-t-elle. Puisque vous êtes là.

11 ans plus tôt…

Il connaissait son rituel par cœur, la jeune fille aux cheveux aux reflets caramel sortit tout d’abord le peigne en bois de son sac à main multicolore. Ses mèches emmêlées glissant avec souplesse pour être disciplinées, une fois le tout maintenu en place dans une structure torsadée maintenue de pinces diverses, c’était au tour du maquillage. Jamais trop. D’abord la base de fard à paupières pêche, puis l’ombrage cuivré, suivi du mascara et d’une touche de rouge à lèvres.

Un dernier coup d’œil au miroir de poche et la jeune inconnue était fin prête. Habillée d’une jupe blanche à broderie et un top assorti elle était à croquer. Tout les matins, Eliott la guettait, il savait que c’était mal, cependant il ne pouvait s’en empêcher. Le métamorphe en entrant dans le train cherchait son parfum, la localisant sans difficulté, il s’installait sur la banquette la plus proche. Alors il mettait ses écouteurs, sans musique, pour ne pas qu’elle s’aperçoive qu’il l’écoutait.

Elle était une sorcière, il avait pu le deviner grâce aux effluves de magie douce et d’herbes médicinales qu’elle répandait autour d’elle. Comme chaque jour, elle s’empara d’un livre pour s’occuper durant les quarantaines cinq minutes restantes du trajet. Deux semaines qu’il ne l’avait pas vue, le cœur battant, Eliott glissa discrètement ses yeux d’orage sur la jeune fille.

Il aurait voulu trouver le courage de l’aborder, en tant que sorcière elle ne serait pas effrayée par sa nature surnaturelle. Elle comprendrait, il n’aurait pas à se cacher. Le métamorphe les traits en apparences fermés devaient se rendre à l’évidence : il était amoureux de la belle inconnue. Habitué à l’épier chaque matin, et les soirs où il avait le bonheur de la croiser, il s’était vu souffrir de son absence durant les vacances scolaires. Attendant avec impatience la reprise des cours pour retrouver les traits enfantins de son visage. Respirant une profonde goulée de son parfum, le jeune homme s’enivra, savourant le bonheur simple de cette routine.

Pourtant une chose différa d’autres jours en ce début janvier, un garçon pénétrant dans le wagon, se dirigea d’autorité vers la sorcière pour s’asseoir à ces côtes.

― Bonjour Alice ! Alors ces vacances ? demanda l’importun à la grande stupéfaction d’Eliott.

Contrarié, le métamorphe enclencha pour la première fois ses écouteurs, essayant de ne pas penser aux envies meurtrières que lui soufflait sa bête. Le bellâtre conversant avec entrain avec Alice.

Alice. Cela lui allait bien. Enfin, après trois mois d’observation, il connaissait son prénom. Eliott regretta que ce soit dans de telles circonstances. Patient, le change-forme avait attendu une opportunité et voilà qu’il agirait peut-être trop tard. Avec tristesse, il ferma les yeux pour ne pas avoir à assister au spectacle.

°°°

 Dépité, Eliott monta dans le train, elle n’était pas là. Comme chaque matin il avait guetté sur le quai dans quel wagon elle s’était installée. Et ne l’avait pas vue. Un nœud à l’estomac, le change-forme choisit une place au hasard. Son parfum ne flottait nulle part. L’objet de son affection n’était pas là. Abattu il se perdit dans la contemplation du paysage. Si elle ne revenait pas ?! S’il avait raté son ultime chance de l’aborder ? Un souffle chaud contre sa tempe le surprit. Et il en fallait beaucoup pour surprendre un métamorphe.

― C’est moi que tu cherchais ? Et sinon c’est quoi ton prénom ? susurra la voix chantante d’Alice à son oreille.

7 ans plus tôt…

Affolé, Nolan vérifia pour la sixième fois l’heure affichée sur sa montre, une boule brûlante lui enserrant la gorge. En retard, il allait être en retard. Le sang battant dans ses tempes, le loup ne pouvait plus entendre que le rythme effréné de son propre cœur, la nausée amenant un goût âcre dans sa bouche tandis que sa tête commençait à lui tourner.

Sa peau commençant à se parer d’une fine pellicule de sueur, le jeune homme songea avec horreur qu’il serait collant à son arrivée au rendez-vous. Ophélie allait détester ça. Et si elle se mettait en colère ?!

— Nolan… l’appela au loin la voix étouffée de son Alpha. Nolan, est-ce que tout va bien ? Tu m’entends ?

Les mots traversant à peine la barrière auditive que sa peur imposait au lycanthrope, l’enfermant dans une bulle opaque loin de la réunion qui se tenait pourtant juste devant lui. La vue brouillée, le loup-garou ne voyait même plus avec netteté ses camarades de meute dont l’inquiétude grandissait dans son esprit.

Non cela n’allait pas, s’il était en retard, Ophélie serait en colère.

Et si elle le quittait ?! L’air se bloqua dans ses poumons à cette idée.

— NOLAN ! tonna soudain Lionel.

La sphère de magie l’isolant du monde qu’il avait invoqué dans sa panique éclata, l’ordre de l’Alpha ramenant son loup parmi les siens. Le pouvoir du chef de meute entoura alors le jeune lycanthrope, glissant sur lui telle une couverture chaude et douce qui chassa une partie de ses craintes. Face à lui, la mine mécontente de Lionel le fixait, les iris vert clair crayonnés d’émoi, le chef de meute s’étant accroupi devant sa chaise pour lui faire face ?

— Je suis désolé…

— Tu peux me dire ce qu’il t’arrive ?

Son timbre avenant jurait avec les pincements de ses lèvres, en bon Alpha il repoussait ses sentiments pour s’occuper des siens. Ennuyé que son comportement nuise à une réunion de la meute, Nolan détourna le regarde, apercevant ses camarades qui le fixaient.

Non, il ne pouvait pas dire à Lionel que…

— Il a rendez-vous avec Ophélie, soupira Nate, son grand frère appuyé bras croisé sur l’un des murs de l’autre côté de la pièce. Hein Nolan ?! C’est ça n’est-ce pas ? La réunion s’éternise et tu risques d’être en retard, et si tu fais attendre Mademoiselle Ophélie ne fusse qu’une demi-seconde elle va piquer l’une de ses crises légendaires et te rabaisser une nouvelle fois plus bas que terre.

Les derniers mots avaient été crachés avec dégoûts.

Pris par la honte, le cadet serra les mâchoires et encaissa.

— Nate à raison, Nolan ? interrogea Lionel d’un air faussement détacher, lui aussi avait les mêmes suppositions. C’est Ophélie ?

Résistant à son loup qui se débattait dans son âme pour dire la vérité à son Alpha, le jeune homme garda le silence. Un bon loup ne disait jamais du mal de sa femelle.

— Je vois… souffla le chef de meute face à son mutisme.

— Tu crois vraiment qu’on ne te voit pas regarder ta montre toutes les dix secondes, gronda son ainé avec mécontentement. Quand il s’agit d’elle, t’es plus un loup, tu te transformes en agneau apeuré !

— Cela suffit Nate, le rappela à l’ordre Lionel d’un ton bien trop doucereux. Je ne pense pas que ce soit comme ça que tu aideras ton frère.

— Quoi ?! Tous ceux qui ont croisé cette pimbêche le savent.

— NATE !

Autour d’eux, l’assemblée assise sur des chaises placées en demi-cercle dans le salon de l’Alpha tressaillit légèrement au claquement sourd de la voix de leur maître à tous. Un sentiment de respect pur transparaissant par les liens de meutes tandis que la puissance de Lionel se déversait dans la pièce. Carrant les épaules, ses grands yeux émeraudes bordés d’or détourné, l’ainé des Dubuisson se cala un peu plus contre le mur, se redressant de toute sa hauteur.

L’horloge derrière lui indiquait vingt heures moins quart.

En retard, il allait être en retard.

Malgré la présence de l’Alpha dans son esprit, Nolan eut l’impression qu’il allait commencer à suffoquer. S’il la perdait…

— Je ne te défie pas Lionel, tu le sais, je n’ai aucune chance contre toi. Je refuse de croire que ce que cette petite garce lui inflige ne te touche pas, elle nous atteint tous. Regarde-le, regarde la meute !

Instinctivement, le loup de Nolan se concentra sur ses semblables qui dans une partie de son âme montrait leur inquiétude, les liens de meute transmettant au deuxième lieutenant des bribes de pensées de chacun de membres de la Meute de Mines. En tant que l’un de leurs leaders, les états d’âme et ressentis du jeune homme impactaient chacun d’eux, surtout les plus faibles.

En tant que dominant, son rôle était de prendre soin d’eux, pas de les alarmer pour des raisons ne les consternant pas. Il échouait lamentablement dans sa mission. Encore une fois.

Des raclements de gorges explicites soulignèrent les propos de Nate, les lycanthropes marquant leur accord.de façon respectueuse. Posant une main sur l’épaisse masse indisciplinée de cheveux châtain du jeune homme, l’Alpha esquissa une grimace de dépit.

Bien d’autres dirigeants, tant métamorphes que loups-garous auraient remis leur subordonné à sa place sans ménagement, à coups de griffes et crocs pour encrer la leçon bien profondément dans la chair de celui qui les aurait affrontés. Lionel n’était pas de ceux-là. Juste et compréhensif, il savait reconnaitre l’insubordination quand il la voyait et différenciait un défi de l’appréhension d’un frère.

Lui aussi se faisait du souci pour Nolan compris ce dernier.

— Je ne suis pas ce genre d’Alpha, vous le savez tous, tant que vous restez dans les rangs et obéissez à nos lois je ne m’octroie pas le droit de m’immiscer dans vos vies privées, déclara l’Alpha à la cantonade en se relevant. Je suis votre pilier quand vous avez besoin de soutien, je suis le bouclier dans votre dos, les crocs face à vos adversaires, le gardien de votre morale quand vous doutez. Cependant, jamais, JAMAIS ! je n’accepterais d’être celui qui vous obligera à aller à l’encontre de vos envies et de vos convictions.

Bien qu’il n’ait pas parlé fort, le silence oppressant régnant dans la pièce fit paraitre ses propos beaucoup plus dur et solennel, la puissance de son loup vibrant dans la pièce, la magie de la meute faisant crépiter l’air. D’un même mouvement, tous les membres baissèrent l’échine en signe de respect, Nolan en profitant pour fixer obstinément ses chaussures. D’un pas lent, l’Alpha se dirigea sur Nate avant de lui saisir la nuque d’une main ferme, les doigts de Laetitia enlaçant ceux de son compagnon alors qu’il sursautait.

— Je comprends tes peurs Nate et les partages, crois-moi, susurra Lionel tout contre son oreille, le souffle de sa bouche faisant frissonner l’ainé des Dubuisson dont la terreur se distilla au travers de la meute.

Qu’avait-il fait ?!

Un mouvement du poignet, et l’Alpha lui briserait le cou.

Le cœur au supplice, le jeune lycanthrope n’osait pas regarder ce que sa lâcheté avait fait, son ouïe fine décelant les sanglots étouffés de sa belle-sœur dont les jointures des doigts blanchissaient à forcer de serrer la main de son mari dans la sienne.

Se levant de sa chaise avec une grâce exquise et mesurée, Mélissa ondula des hanches, le mouvement ne manquant pas d’attirer l’attention de son époux dont les iris à présent d’ambre se tournèrent sur elle. Une moue boudeuse ou transparaissait l’ombre d’un sourire satisfait sur son joli visage en cœur, la femelle traversa la pièce pour enlacer par derrière d’un bras le ventre de Lionel, enfouissant son nez dans les boucles blondes. Inspirant profondément son odeur en alignant chacune de ses courbes à son compagnon. La tension raidissant le corps de l’Alpha se dissipa instantanément, tout comme son pouvoir.

Le mâle faisant glisser sa main le long de la mâchoire de Nate jusqu’à lui tapoter la joue d’un geste paternel.

— Nolan, prends tes affaires et va à ton rendez-vous, ordonna-t-il avec réticence. Les autres, restez assis, nous avons encore plusieurs points à aborder. Lisa’, soit gentille et occupe-toi de Laetitia, je pense avoir eu la main un peu lourde avec ce qu’elle pouvait endurer.

Un poids immense lui compressant la poitrine, la honte rongeant son âme, son regard tourné obstinément sur le parquet du salon, Nolan se leva sans demander son reste, ramassant son sac à dos avant de disparaitre dans la nuit froide de l’hiver. Son loup gémissant à l’idée d’avoir été évincé de la meute par l’Alpha dont il n’avait pas osé affronter la déception.

Vingt heure moins cinq. Avec un peu de chance, il ne serait pas en retard. Peut-être Ophélie ne lui en voudrait pas cette fois.

S’il était sage, elle accepterait surement qu’il dorme avec elle et non sur le canapé. Sauf si elle exigeait qu’il passe la nuit en boule au pied du lit, au moins, elle ne le chasserait pas de sa chambre.

5 ans plus tôt…

La sorcière se sentait ridicule, véritablement ridicule. Elle ne pouvait cependant pas le dire ni se plaindre. Parce qu’elle avait peur qu’on la rejette, d’encore une fois se trouver isolée, seule. Eline avait du mal à croire la chance qui était la sienne, enfin. Voilà plusieurs mois qu’elle était comprise, acceptée, choyée pour ce qu’elle était. Personne ne se moquant d’elle lorsqu’elle posait une question. Ses nouvelles amies lui expliquant chaque chose avec patience. Oui il leur arrivait de rire, mais jamais pour se moquer. C’étaient des rires remplis de tendresse.

La sorcière refusait de perdre cela pour ce qui aurait pu paraître un caprice.

Eline ayant secrètement espéré des années durant connaître cela. L’acceptation.

Devant elle, sa sauveuse, qui affichait une grimace désabusée chaque fois qu’elle la nommait ainsi, semblait quant à elle complètement à sa place. Alice était travestie en véritable femme viking, robe à longues manches bordeaux, tablier bleu, mèches entrelacées de perles d’acier, ceintures et bottes en cuir. Eliott, le fiancé de la Prêtresse, et elle semblaient tout droit sortis d’un portail temporel. C’était à la personnalité exubérante de la sorcière aux mèches caramel qu’Eline devait son accoutrement. La jeune femme lui ayant prêté une robe de style médiéval.

Parce que c’était là qu’Eline se trouvait, une médiévale. Dans la reconstitution d’un marché d’époque, des artisans présentant leurs créations, hélant passants et visiteurs pour montrer leurs produits. Des odeurs divines de nourritures épicées se répandant dans l’air.

— Tu as l’air au supplice ma pauvre Eline, la taquina Alice en passant une main autour de sa taille.

— Non, non pas du tout, bégaya la sorcière confuse. Je… ça me plaît vraiment de…

— Détend-toi, bougonna le métamorphe, personne ne te tiendra rigueur de ne pas aimer être costumée.

Le ton d’Eliott était sec, mais la jeune fille ne s’en formalisa pas. Alice lui avait expliqué que sa gêne permanente déroutait la bête qui vivait dans l’esprit du change-forme. Son odeur changeant au fil de ses émotions. Les paroles de jeune homme eurent pour effet de la détendre quelque peu. Elle n’avait pas commis d’impair.

— Quand quelque chose ne te convient pas, Eline, tu dois le dire, lui expliqua doucement Maya, l’autre sorcière l’ayant accueillie.

Alice lui avait expliqué avoir également dans le Coven sa mère et sa sœur ainée, Eline devait les rencontrer le soir même en l’honneur du sabbat de Lughnasadh. Les sorcières, oui de vraies sorcières !, avaient désiré commencer son apprentissage en douceur, ne souhaitant pas la submerger. Estimant que rencontrer le Coven au complet pourrait-être impressionnant lors de la célébration de Litha.

Eline retenait tous les mots, tous les termes qu’elle pouvait, craignant de se tromper. Elle voulait être digne de leurs enseignements.

— Ne la dorlotez pas trop, les rabroua Eliott, elle doit apprendre à nous monter son caractère. Et tu en as Eline, sinon tu n’aurais pas survécu aussi longtemps !

— Cesse donc d’effrayer cette fille Eliott et viens donc plutôt saluer un vieil ami !

Tonna une voix profonde derrière eux, faisant sursauter le petit groupe. Les traits durs de l’interpellé, venant de laisser échapper un grognement, se fendirent d’un large sourire en reconnaissant l’homme de haute stature. Athlétique, celui qui s’était autoproclamé l’ami du métamorphe semblait prendre soin de son corps, ses cheveux bruns coiffés en mèches courtes rehaussant les traits ciselés de son visage éclairé de magnifiques yeux vert émeraude.

— Nolan ?! Que fais-tu ici ? Hormis pour la pitance appétissante de l’époque, le taquina le change-forme.

— Bonjour Nolan, le salua à son tour la Prêtresse, ça fait un bail. Tu savais que nous étions ici ?

— La sœur de mon Alpha est une exposante, expliqua celui qui devait être un loup en haussant les épaules, Lionel voulait être assuré de sa sécurité. Personne ne voulait l’accompagner et  en tant que deuxième lieutenant je n’ai eu d’autres choix que de m’y coller. J’ai vu sur les réseaux que vous participiez à ce genre de manifestation, lire sur ton statut les mots « cochon à la broche » ont adouci mon calvaire.

Les deux mâles se rapprochèrent pour discuter, les sorcières suivant Eliott, confiantes en son jugement. Si le mari d’Alice le laissait approcher, c’est qu’il ne craignait pas que l’autre l’attaque.

— Et tu n’as pas encore découvert l’hydromel !

Impressionnée par le lycanthrope, Eline essayait tant bien que mal de ne pas reluquer le nouveau venu. C’était la première fois qu’elle rencontrait un loup-garou, un vrai. Un homme qui se changeait à la pleine lune, et pas seulement d’après ses tutrices, en un animal majestueux. Pourtant le dénommé Nolan ne montrait rien de particulier, hormis sa carrure qui pouvait tout aussi bien être due à la pratique assidue d’un sport. Ses iris peut-être n’étaient pas humains, d’un vert hypnotique.

Le cœur de la petite sorcière blonde s’emballa lorsqu’une bourrasque lui apporta le parfum du jeune homme. En plus d’être mignon, il sentait terriblement bon. Une odeur musquée et sauvage. Une véritable promesse de péché. Honteuse de ses pensées, Eline se mordit la lèvre inférieure.

— Un problème Mademoiselle ? l’apostropha l’objet de ses fantasmes les sourcils froncés, interrompant la conversation qu’il entrerait avec les autres.

— Eline est une novice de notre monde, vint à son secours Alice avec un air malicieux, elle n’avait jamais rencontré de surnaturels avant nous. Tu es donc son premier loup. Je suis sûre que tu lui pardonneras sa curiosité.

Penchant la tête sur le côté d’un mouvement typiquement lupin, Nolan la fixa de ses grands yeux verts. Son regard si intense donnant chaud à la sorcière. Vraiment très chaud.

— Seulement si elle me laisse lui offrir un godet de ce fameux hydromel.

C’était le quatrième ? Cinquième ? Sixième magasin ? Alice ne savait plus, tout ce dont elle était sûre c’était qu’il n’y avait que ses amies pour la trainer dans la foule d’une grande ville un samedi après-midi alors que le soleil brillait haut dans le ciel.

Après un passage dans une boutique ésotérique aux dimensions incroyable, où une humaine avait voulu vendre à la sorcière toute une panoplie dont elle n’aurait eu aucune utilité, et où Maya l’avait fait craquer pour trois cristaux qui d’après la spécialiste : étaient parfait pour elle. Le Coven s’était rendu dans deux autres lieux de débauche pécuniaire, Eline annonçant à grands cris qu’elle désirait en apprendre plus sur les lignes de la main.

Les trois comparses avaient été rejointes par Melisandre, une sorcière prometteuse ayant croisé le chemin de Maya et dont le Coven avait été dissous quelques mois plus tôt. Si la jeune femme avait quelques bonnes bases, son éducation magique restait cependant lacunaire, ce pour quoi elle écoutait avec attention chaque conseil, information ou explication donnés par l’une ou l’autre des sorcières.

Arrêtées sur la grande place de la ville par une soudaine envie de BubbleTea, une sorte de boisson sucrée et multicolore étrange emplie de boules de sucre au sirop dont la simple idée avait fait dresser le duvet sur la nuque de l’amatrice de thé qu’était Alice, les filles avaient échangé des confidences avant de se rendre dans la plus grande librairie de la région. Là où elles dévalisaient actuellement les rayons.

― Par tous les Dieux, jura Eline en s’emparant d’un livre. « La magie de la mer » depuis le temps que je le chercher celui-là !

Calant l’ouvrage contre son cœur, la jolie blonde le maintenant avec fermeté, comme si une quelconque entité pouvait à tout moment le lui arracher. Alice plaignait celui qui aurait eu une telle idée tant le regard habituellement doux de son amie était féroce de convoitise.

― Je n’y crois pas ! s’exclama à son tour Maya en s’accroupissant dans un rayon. Ils ont toute la collection des Rachel Kines ! C’est tellement rare de trouver les œuvres de vraies sorcières chez les humains ! Une chose est sûre, « La magie de la lune » par avec moi !

Dépitée, la Prêtresse soupira, voilà que ses sœurs de Coven s’oublient et criaient leur nature en plein centre-ville. Heureusement, le rayon ésotérique était vide à cette heure et le peu d’humains à portée d’ouïe les prendrait certainement pour de gentilles illuminées.

― Il y a de véritable… hum… personne comme nous qui écrive pour le grand publique ? s’enquit Melisandre en se raclant la gorge.

― Oui, mais elles sont rares, et leurs publications sont contrôlées par la communauté surnaturelle, l’informa Alice avec douceur. Il n’y a jamais rien de bien méchant ou dangereux.

― Tiens, Ôh Grande Prêtresse, s’amusa Maya. En voici un idéal pour toi « La magie des plantes et décoctions en toute saison ».

― Merci, ma chérie, mais j’ai déjà des grimoires à la maison.

― Ho aller ! bougonna Eline. Laisse-toi un peu aller, ça changera un peu d’avoirs des publications récentes.

― Vous en voyez un pour moi ? demanda timidement la nouvelle en se penchant à son tour.

Accroupie dans l’immense allée, les sorcières se mirent en quête de l’ouvrage parfait pour leur potentielle nouvelle recrue, du moins ses amies le pensaient-elles, car Alice avait déjà fait son choix quant à l’intégration de Melisandre. Ce serait pour Beltane, après son retour d’Écosse. Il était temps d’aller de l’avant.

― Celui-ci ! annonça Eline victorieuse en tendant à la brunette un livre de petit gabarit intitulé « La magie des cristaux », il sera parfait pour commencer.

Les mains pleines de leurs achats de la journée, les jeunes femmes payèrent une quantité astronomique de livres avant de se diriger vers la voiture de la sorcière aux boucles folles afin d’aller retrouver leurs compagnons.

― Mais dis-nous Eline, pourquoi cherchais-tu absolument « La magie de la mer » ? Il y a une raison particulière ? voulut savoir Maya en bouclant sa ceinture.

― C’est vrai que ce n’est pas commun comme choix ? souligna Alice en voyant son amie s’empourprer les lèvres pincées te le regard fuyant. Nous cacherais-tu quelque chose ?

― Bhen heu… non… c’est juste que… enfin je ne cois pas ce qui… commença a bafouillé la jolie blonde.

L’air circonspect, Melisandre se retourna pour regarder la sorcière papillonner des yeux, les mains toujours serrées sur le livre par laquelle elle semblait irrésistiblement attirée. Alice, amusée par sa réaction, se mordit la joue pour s’empêcher de rire, ce qui ne fut pas le cas de Maya qui pouffa sans vergogne en s’engageant sur la route.

― Allez, crache le morceau, l’encouragea cette dernière. L’eau est ton élément, ça on le sait, mais c’est quoi la vraie raison ?

Soupirant longuement, Eline garda les prunelles fixées sur son ouvrage, en tripotant les arrêtes du bout des doigts comme pour y trouver du courage. Geste qui commença à inquiéter la Prêtresse.

― Eline, la rassura Alice en déposant délicatement une main sur la sienne. Si tu ne veux pas en parler, tu n’es pas obligée.

― Si, si bien sûr… hésita la fiancée de Nolan. Je pense à vous le dire depuis un petit moment, mais… je n’ai pas trouvé… les mots…

Les iris chocolat de Maya cherchèrent instinctivement celles de son amie par le biais du rétroviseur en entendant sa détresse.

― Tu sais qu’on ne te jugera jamais n’est-ce pas ? s’assura la sorcière aux boucles folles d’une petite voix.

― Oui, bien sûr. Mais… j’ai peur que vous ne puissiez pas comprendre… et que…

― Dis toujours, intervint timidement Melisandre.

Inspirant profondément, Eline tourna la paume de sa main de manière à presser les doigts d’Alice même si son regard restait fuyant.

― Il y a quelque mois… j’ai rejoint un autre groupe, avoua la jeune femme en se tournant vers la fenêtre.

― D’accord, acquiesça la Prêtresse. Quel genre de groupe ?

― Je fais du Mermaiding, lâcha la jolie blonde tout à trac.

Du quoi ?  Pas très à la page en ce qui concernait les nouveautés, ou non du monde extérieur, Alice fit de son mieux pour ne pas paraître complètement perdue. Même si elle sentit ses yeux s’écarquiller.

― Heu… du Mermaiding ? répéta Maya incertaine.

― Wowow ! les coupa nette leur nouvelle recrue en se retournant sur son siège pour dévisager Eline surexcitée. Le Mermaiding c’est bien le truc où on met une queue pour ressembler à une sirène et nager dans une piscine ?!

― Des tails, la corrigea la concernée avec courage. On ne met pas des queues, mais des tails.

Une image très nette de son amie nageant telle une sirène dans les eaux profondes s’imposa à Alice, son esprit visualisant à la perfection le corps d’Eline onduler souplement dans les profondeurs.

Oui, cela lui allait bien.

― Donc, commença la Prêtresse. Tu vas dans une piscine…

― Pour enfiler une queue, continua Maya.

― Une tail…

― En tissu…

― En silicone, les reprit Eline bougonne.

― Pour aller nager…

― Comme une sirène…

― Pour le plaisir…

― Parce que tu aimes ça…

― Et que tu as trouvé des gens…

― Pour le faire avec toi…

Entendre ses sœurs de Coven se relayer pour tenter de comprendre parut énerver la volcanique petite blonde dont l’air revêche se refléta dans la vitre. Elle était manifestement vexée de leur réaction.

― Ne nous vous foutez pas de moi, râla Eline. J’ai déjà eu Nolan qui a essayé de cacher un fou rire de dix minutes avant de s’excuser durant trois heures parce que je l’ai traité de salaud machiste et sans cœur.

Ouille, Alice grimaça de douleur en imaginant l’incertitude qui avait dû s’emparer du pauvre loup-garou alors qu’il se faisait rejeter et insulter par sa bienaimée.

Pourtant l’heure n’était pas à le plaindre, car sa compagne se trompait sur les intentions de ses amies.

― On n’allait pas se moquer de toi, assura Maya en trouvant son regard dans les reflets. On se disait juste que…

― C’est trop bien ! s’écrièrent les sorcières en cœur.

Dans l’habitacle de la voiture, l’atmosphère se détendit instantanément.

°°°

― Explique-moi, dit Eliott d’une voix atone sans prendre la peine de se tourner en direction du lycanthrope qui l’avait accompagné.

L’attention du métamorphe était bien trop focalisée sur sa compagne, qui s’amusait dans les eaux étouffantes de chlore d’une piscine municipale en compagnie des sorcières du Coven.

Son épouse l’avait appelée une heure auparavant pour changer le lieu de leur rendez-vous. Les deux mâles, qui s’étaient fait mal en s’entraînant au combat dans la matinée, avaient passé l’après-midi à trouer des dizaines de coquillages à la perceuse pour la célébration de Lùgnasad le soir même. Se plaignant avec désespoir que leurs sorcières ne pourraient plus jamais les surprendre avec leurs idées rocambolesques.

Le pauvre ne s’imaginait pas à cet instant combien il avait été loin du compte. La bête au fond de son âme restant tétanisée par le spectacle qui s’offrait à eux.

Quand Alice lui avait indiqué se rendre à une piscine en plein air, le métamorphe avait simplement imaginé que les sorcières voudraient se rafraichir en cette chaude fin d’après-midi d’été. Sa part animale ronronnant à l’idée de jouer avec sa compagne dans une eau claire et fraiche. Le froncement de sourcil de Nolan aurait dû l’interpeller.

Dans le bassin extérieur, les mines réjouies, son épouse et ses amies batifolaient telles des petites filles, s’éclaboussant autant qu’elles nageaient en ondulant souplement. Le spectacle d’Alice en bikini l’aurait émoustillé, si les jambes de sa femme, comme celles des autres sorcières, n’avaient pas été recouvertes d’une queue de sirène en plastique.

― Ce serait bien trop long mon ami, déclara Nolan avec un demi-sourire en posant une main réconfortante sur l’épaule du change-forme.

 4 ans plus tôt…

C’était le drame de sa vie. L’histoire qui se répétait inlassablement, évènement après évènement, nouvelle après nouvelle. Élisabeth ne s’en formalisait plus. Assise sur l’une des chaises de la salle à manger, la jeune femme regardait son entourage couver sa petite sœur du regard. Il fallait dire qu’ Alice était magnifique, dans sa robe bouffante blanche décorée de taches de peinture, le nouveau-né dans les bras.

Avec application et délicatesse, la jeune fille donnait un biberon de verre empli de lait maternel à la petite créature rose et bouffie emmitouflée dans son ensemble bleu pâle en laine. Ses grands yeux bleu saphir absorbés dans la contemplation du petit être qu’elle tenait serré contre elle, des larmes perlant au bord des yeux.

Le don d’empathie de la sorcière lui permettait de sentir l’amour infini que distillait sa sœur. Mais également l’affection, le bonheur, la fierté et bien d’autres sentiments positifs qui irradiaient de l’assemblée.

― Elle est tellement mignonne, s’extasia de son bel accent slave Lenka, une sorcière amie de leur mère qui vivait non loin du Coven.

― Comme elle te ressemble, s’étonna Maya en fixant la petite créature racrapotée. C’est vraiment dingue !

― Quel est son nom déjà ? interrogea Eline, la nouvelle recrue qu’Alice avait adoptée peu de temps auparavant, complètement sous le charme. Je crains d’avoir oublié.

― Elle s’appelle Lidia, répondit la voix chantante d’Alice son regard rêveur posé sur le visage poupon.

― Ho ça lui va si bien. Minauda Maya en caressant la petite main du bout du doigt. Bienvenue chez toi Lidia.

― Tu es tellement belle un bébé dans les bras ma petite, soupira Lenka en embrassant les cheveux d’Alice d’un geste protecteur.

― Oui peut-être, bougonna la voix d’Eliott, le fiancé de la belle, qui arrivait de la cuisine. Mais qu’on se le dise : ce ne sera pas pour tout de suite !

Le métamorphe, râlant pour la forme déposa la marmite brûlante de carbonnades flamandes sur la table, donnant le signal aux sorcières de venir s’asseoir, car elles étaient attendues. Et un change-forme ne rigolait jamais avec la nourriture.

Lasse, Élisabeth se leva pour se diriger vers le fauteuil où étaient installées sa sœur et sa fille. Avec une douceur précautionneuse, la jeune mère de famille enleva la future sorcière des bras de sa tante qui affichait comme à son habitude un sourire radieux. Tout naturellement, Alice prit son ainée dans les bras, lui offrant une éteinte emplie d’un amour sincère et puissant.

C’était le drame de la vie d’Élisabeth. Quand on avait une sœur parfaite, douce et irradiant la bienveillance sous ses airs de poupée, on ne pouvait jamais lui en vouloir. Même lorsqu’elle était admirée de tous pour un miracle qui n’était pas le sien.

1 an plus tôt…

Confortablement installées à même l’herbe tendre et fraiche du jardin d’Eline, Alice et Maya papotaient gaiement avec celle-ci sur les bienfaits des recettes qu’elles venaient de découvrir dans l’un des grimoires jalousement gardés par Liliane. Un verre de thé froid naturel à la main, les jeunes femmes tentaient de convenir sur lequel serait essayé dès la semaine prochaine, quand Nolan, loup-garou de son état les rejoignit, le bout de son nez agité d’un tic des plus comique. Le pauvre était rentré de son travail une demi-heure plus tôt et ne cessait depuis de déambuler dans la maison.

— Quelque chose sent super bon, mais je n’arrive pas à déterminer ce que tu as préparé, annonça celui-ci en s’asseyant au côté de sa fiancée.

Échangeant un regard complice, les sorcières prirent un malin plaisir à regarder le lycanthrope se pencher afin d’embrasser les cheveux de sa belle, avant de reculer brusquement. L’air ahuri. Par habitude, le jeune homme avait glissé l’une de ses grandes mains dans la nuque de sa bien-aimée, endroit sur lequel coulait depuis une bonne heure une substance sucrée et collante qui couvrait les doigts du malheureux lorsqu’il prit conscience de son erreur.

— Qu’est-ce que tu as mis sur tes cheveux ? Examinant sa main poisseuse d’un air dégouté, Nolan balaya des yeux la scène, remarquant les moues espiègles des sœurs de Coven.

Toutes trois avaient les cheveux nappés d’une épaisse couche d’une matière non identifiée qui, sous la chaleur du soleil, s’était liquéfiée pour se répandre sur la peau que leur bikini laissait exposer. Pris d’un doute, le loup inspira une profonde goulée d’air, entrouvrant les lèvres pour en appeler à tous ses sens, les effluves sucrés lui caressant la langue. L’odeur l’avait assailli dès son retour, naturellement, le gourmand s’était dirigé vers la cuisine qu’il avait trouvé vide. La provenance des arômes de miel, huile de tournesol, cannelle, camomille et œufs restant un mystère.

— C’est vous qui sentez la pâte à gâteau ?! s’étonna Nolan, en rougissant à l’idée qu’il avait eu envie de dévorer les filles à l’instant où il était revenu.

Sa réaction des plus mignonne, lui valut un grand éclat de rire de la part d’Eline, qui l’embrassa par la suite sur la joue avec compassion, essayant tant bien que mal de le consoler face à ses comparses qui ne pouvaient cesser de pouffer.

En son for intérieur, son fiancé regretta que ce ne soit pas sur les lèvres, au moins saurait-il enfin quel goût avait la préparation.

— Tu voudrais goûter aux petites sorcières, ô grand méchant loup ? badina Alice d’une voix suave.

— S’il doit « goûter » quelqu’un, Alice, ce sera moi… la reprit Eline faussement jalouse.

— Si cela doit se finir de la sorte, déclara Maya en se levant d’un bon, je préfère me retirer !

Sa mine prude et outrée ne servant que de façade, ses amies s’en moquèrent tandis que la Prêtresse se levait à son tour.

— Aller viens Maa, ça a assez posé, allons rincer tout cela.

Suivant de ses iris émeraudes, où brillaient des reflets d’ambre de son loup, les deux sorcières qui se précipitèrent dans la maison, Nolan attendit qu’elles soient hors de vue avant de se tourner vers celle qui partageait sa vie. Un sourire carnassier sur le visage.

— Non ! l’avertit Eline en déglutissant.

— Ho que si !

Plaquant sa compagne au sol d’un seul mouvement, le lycanthrope fit courir lascivement le bout de sa langue le long de son cou, s’assurant de ne laisser nulle trace de ce qui fut un masque capillaire. Tout en veillant à ce que sa moitié aime cela et en redemande.

Nolan n’avait aucune idée de ce qu’il allait bien pouvoir dire à ses amis sur le déroulement de cette soirée. Absolument aucune.

Debout dans l’embrasure de la porte séparant la cuisine du hall d’entrée, le loup-garou regardait avec circonspection les sorcières du Coven se trémousser avec sensualité autour du plan de travail. En temps normal, il aurait envoyé une photo à Eliott, peut-être même une vidéo où la très chère épouse du métamorphe lui envoyait un baiser.

Seulement là, il ne pouvait pas.

Or, il allait devoir trouver le courage d’appeler le change-forme pour tout lui expliquer. Et le lycanthrope allait devoir le faire très prochainement, il n’avait pas le choix, car il avait vu Maya dégainer son téléphone dès les premières note de l’étrange chanson parlant de noix de coco. Le rythme exotique ayant semblé transcender les jeunes femmes.

Cette soirée avait pourtant commencé à se dérouler comme toutes les autres, Eline avait invité les sorcières à fêter l’Esbat de juillet chez eux, Maya avait d’ailleurs ramené une amie pour l’occasion. Mélisande. Une jeune femme vouée à rejoindre prochainement le Coven, d’après ce que le lycanthrope avait compris.

Les filles avaient préparé des coquillages, pour encore faire Nolan ne savait pas quel bricolage qui commençait doucement à envahir leur résidence, un mobile ou une guirlande. Il ne savait plus.

Leurs robes de cérémonie étaient pendues dans le hall sur des cintres, les éléments du cercle sacré étaient rassemblés sur la table basse du salon, attendant d’être utilisés. Et le loup-garou avait allumé les flambeaux qui guidaient le chemin de leur petite clairière privée.

Là, au milieu des arbres, le jeune homme avait fait crépiter le feu rituel dans un brasero muni d’une grille. Sages, les sorcières avaient commencé la soirée avec un verre d’hydromel complètement raisonnable, grignotant un apéritif composé de légumes crus.

De légumes crus ! Pas l’ombre d’une chips ou d’un morceau de saucisson à l’horizon ! Heureusement, il y avait quand même des sauces pour tremper à foison ces petits morceaux de verdures croquantes. Un véritable désespoir pour son loup, le carnivore qu’il était imaginant dès lors le délicieux steak qu’il ne manquerait pas faire griller.

Que nenni ! Là encore, le signe du Cancer, la mer, la plage et il ne savait plus qu’elle ânerie était à l’honneur, les filles avaient donc mis à cuire de minuscules brochettes de scampis à l’ail. Vraiment, vraiment minuscule. Bon, Eline, avait bien accepté qu’il ne finisse pas par ajouter deux ou trois saucisses, toutefois, c’était uniquement pour faire taire les gargarismes que produisait son pauvre estomac affamé !

Nulle compassion de la part de sa fiancée.

Les malheureuses crevettes étaient accompagnées de pommes de terre sautées et de salades. Oui encore de la verdure ! Les sorcières s’étaient donc régalées, surtout la Prêtresse qui, surement habituée à laisser la plus grosse part de viande à son métamorphe de mari, raffolait de la salade. Chose que Nolan était persuadé qu’elle affirmait uniquement pour éviter qu’Eliott ne se sente coupable.

Discutant à bâtons rompus, le Coven avait ri, échangé, secrets et confidences salaces, potins en tout genre et conseils divers, sous le regard attendre du lycanthrope qui remerciait chaque jour les Dieux qu’Eline ait trouvés de sa place dans leur monde.

Détaillant le visage rieur à moitié caché derrière les longues mèches blondes de celle qui était sienne, le loup-garou ne pouvait cesser de s’extasier de ce que le destin lui avait offert. S’émerveillant encore de sa présence, malgré les années qui défilaient à ses côtés.

Conscient de sa chance, il ne lui avait pas lâché la main de la soirée. Quand on possédait un trésor tel qu’Eline, on le protégeait farouchement. Il ne pourrait jamais oublier ce que sa vie était, avant elle.

Les braises encore chaudes, les sorcières avaient dégainé d’énormes marshmallows, dénichant des piques improvisées parmi petits bois et brindilles jonchant le sol, ils les avaient fait dorer juste à point. Un peu cramé, pour certains, certes, cela ne comptait pas. La bouche pleine de guimauve fondue, le lycanthrope avait ingurgité plus de la moitié du paquet.

C’était à ce moment que la soirée avait dérapé.

Ayant déjà assisté à des célébrations dans la demeure d’Alice ou chez les parents de cette dernière, le loup savait qu’à l’approche de vingt-trois heures, les rires se calmaient, une douce spiritualité remplaçant l’euphorie de la soirée et les échanges coquins. Les sorcières se clamant, elles se dirigeaient généralement avec déférence vers leur tenue, se préparant dans la salle de bain avec une frénésie contenue. Exaltée à l’idée d’invoquer les entités de la nature durant leurs rites au sein du cercle sacré.

Il n’en avait rien été.

Pas de bricolage, pas d’invocation solennelle.

Juste… des sorcières enivrées dansant avec langueur autour de l’îlot central de la cuisine.

Non, Nolan ne voyait vraiment pas à quel moment cela avait bien pu se passer. Enfin, si.

Les filles s’étaient aperçues que vingt-trois heures était révolue.

Comment aurait-il pu se méfier d’un cri de guerre composé des mots « Margarita de minuit » ?

6 mois plus tôt…

Perché sur son VTT, Eliott jeta un regard à son GPS de compétition, sa toute nouvelle acquisition et eu la satisfaction d’y voir leur performance s’y afficher. Quarante kilomètres par heure. Une promenade de santé pour son espèce, mais un véritable défi pour les filles qui émettaient petits cris aigus et hoquets apeurés à intervalles régulier. Taquin, le métamorphe étira ses lèvres en un sourire moqueur en se retournant pour contempler les visages horrifiés des deux sorcières avisant la descente vertigineuse vers laquelle il se dirigeait. Avec un peu de bonne volonté, ils pourraient atteindre les cinquante kilomètres-heure sans que les filles ne finissent par tomber de leur vélo.

Pivotant le visage pour plonger ses iris couleur d’orage dans ceux émeraude de son complice du jour, il lui adressa un haussement de sourcils évocateurs que l’autre comprit tout de suite. Un sourire rayonnant barrant son visage et découvrant ses impressionnantes dents d’un blanc nacré qui aurait rendu jalouses les marques les plus connues de dentifrices, le loup-garou accéléra la cadence.

Bifurquant à toute vitesse dans une gerbe de boue, le métamorphe s’engagea dans l’étroit chemin sur leur gauche, collé de prêt par Nolan dont la nature animale, autant que celle d’Eliott, empêchait d’être relayé au second rang. Toute griffe dehors, la langue pendante, le lycanthrope négocia le tournant en balançant ses larges fesses poilues dans le sens opposé, rentrant sa queue de peur que la manœuvre ne la fasse toucher la roue du VTT d’Eline qui hurla de peur. Redressant sa trajectoire, le fiancé de la volcanique blonde qui se mit à jurer évita de justesse de mettre celle-ci dans l’un des imposants arbres bordant le chemin. Passant la langue d’un air moqueur, sous ses traits lupins, alors qu’elle le menaçait de lui jeter un sort s’il s’avisait de recommencer.

Ce fut alors au tour d’Alice, à la grande satisfaction de son mari, de faire valoir toute sa capacité pulmonaire dans un véritable cri digne d’une Banshee. La longe de traction d’Équinoxe tendue à son paroxysme, le magnifique chien des neiges collait aux talons du change-forme, emmenant à sa suite la Prêtresse dont le vélo se trouvait emporté dans la folle course poursuite des mâles.

Le sentier se fit soudain plus étroit, de larges racines le sillonnant, faisant cahoter les filles qui, apeurées, échangeait des idées d’invocations susceptibles de les protéger de ce mauvais pas. Lancés à toute allure, Eliott et Nolan maîtrisaient à la perfection chaque embuche, l’un perché sur sa selle et l’autre pris dans la frénésie de sa forme animale. La bête vivant dans l’esprit du métamorphe lui enjoignant de veiller à la sécurité de sa compagne, malgré le plaisir qu’il retirait à l’ennuyer, la part humaine se retournait à diverse reprise pour vérifier qu’Alice se trouvait toujours fusionnée à son vélo par la peur. Même si ses hurlements répétés ne laissaient aucun doute sur la situation.

Couverte d’éclaboussures de boue, son ensemble de sport rose en paraissant tacheté, la Prêtresse avait lâché les pédales, laissant le VTT en roue libre depuis leur départ. La bouche grande ouverte de stupéfaction, ses yeux saphir écarquillés, la jeune femme fixait la trajectoire prise par Équinoxe avec une concentration exagérée. Les doigts sur les freins, tout comme Eline qui arborait la même expression choquée, sa femme tentait tant qu’elle le pouvait de garder le contrôle sur la stabilité de l’engin qui ne cessait de vaciller et rebondir sous le dénivelé du terrain.

Cette petite escapade dans les Ardennes était une idée des filles, un peu blasées des randonnées au travers des chemins détrempés, après les pluies diluviennes de ses derniers jours, les sorcières avaient insisté pour faire du VTT. Maugréant cependant pour que les mâles se calent sur leur rythme, ce que le lycanthrope et lui avaient refusé, arguant vouloir se défouler. La conversation avait vite dégénéré en pugilat, jusqu’à ce qu’Alice argumente posséder tout le matériel nécessaire à Équinoxe pour l’aider. Joueuse, Eline avait alors pris sa voiture, abandonnant Nolan qui l’avait réellement crue en colère, jusqu’à ce que la petite blonde revienne avec le plus large harnais de traction qu’elle ait pu trouver, une longe et la barre d’attache.

Victorieuses, les sorcières avaient équipé leurs destriers, la vicieuse fiancée du loup-garou l’amadouant de promesses coquines, le pauvre avait muté, non sans se parer d’un air de dignité offensée.

On ne se moquait pas si facilement de surnaturels de nature animale. Et on en payait toujours le prix…

Adressant un regard complice à Nolan, le métamorphe fut surpris de recevoir en réponse un clin d’œil lupin du loup-garou taciturne. D’un commun accord, ils accélérèrent.

Solidarité masculine oblige.

Soixante kilomètres-heure ?! C’est qu’il suivait bien son Équinoxe.

Les nouvelles en lien avec le tome 2 :

Le cœur battant la chamade, le métamorphe attendait debout dans les ténèbres de la nuit, des dizaines de lucioles scintillantes tournoyant au-dessus des eaux claires où se reflétait la lueur argentée de la lune et les points minuscules des étoiles parsemant le ciel d’un bleu si sombre et profond qu’il en paraissait presque noir. Le bruissement limpide et régulier de l’eau s’écoulant entre les rochers dans le petit bassin formé en contre bas avant de se jeter dans la rivière l’apaisait malgré les doutes qui le tenaillaient.

Bien qu’il sache que ce qu’il faisait était mal, le change-forme ne pouvait se résoudre à mettre un terme à cette liaison qui lui embrasait les sens, le rendant éperdu à chaque fois que son regard croisait celui de la jeune fille qui avait ravi une part de son âme. La bête en lui réclamant d’enfuir une fois encore son nez dans les cheveux soyeux de la sorcière pour se repaitre de sa fragrance alléchante de pommes et de cannelles.

Dans l’immensité du parc du château, tout était calme, une brise amenant au jeune homme les humeurs d’un cerf paissant dans les sous-bois à moins d’une centaine de mètres de là. Dans le chêne dont l’une des branches passant juste au-dessus de la cascade, une chouette hulula avant de prendre son envol. Le bruissement discret de ses ailes aussi perceptible pour Mathias que les pas du renard venant de souffler le mustélidé qu’il convoitait au rapace.

Baissant ses iris gris clair sur le miroir d’eaux translucides à ses pieds, le métamorphe entreprit de remettre de l’ordre dans ses boucles blondes et courtes mises en batailles par la course lui ayant rougit les joues et défait le nœud de sa lavallière turquoise. Tirant sur les pans de sa chemise d’un blanc crémeux pour se redonner bonne contenance, il rajuste également son gilet noir et sa redingote.

Sortant le mouchoir de secours qu’il conservait dans la poche intérieure de son gilet, le change-forme épousseta ses longues bottes de cuir noir afin d’en ôter la poussière. Veillant à ne pas en déposer sur son pantalon d’une flatteuse couleur champagne.

Que tous les Dieux lui viennent en aide, il avait failli accueillir sa dulcinée sous l’aspect d’un miséreux ne sachant entretenir son apparence. Certes, de bonne éducation, mais née de parents modestes, la sorcière ne lui en aurait pas tenu rigueur. Au pire cela l’aurait-elle diverti de le taquiner à ce sujet.

Consultant la montre à gousset en or que lui avait offert son père pour son vingt-et-unième anniversaire, Mathias commençait à s’inquiéter du retard de sa merveilleuse conquête lorsque le bruit d’une lourde porte de bois frottant contre la pierre rugueuse le tira de ses angoisses. Son animal, inquiet que la belle se fasse mal en manipulant une charge si lourde que le passage secret le hâta d’aller accueillir la jeune fille à l’entrée du passage secret.

Contournant les plus gros rochers formant la cascade, Mathias s’abaissa en direction d’un trou taillé à même l’un d’eux, dissimulé un instant auparavant par un astucieux trompe-l’œil. Tendant la main en direction du tunnel, les sens du métamorphe s’emballèrent en humant les délicieuses odeurs de mousse et d’automne que répandait sa bienaimée dans son sillage. Des doigts fins gantés de satin blanc se posant avec délicatesse contre sa paume tandis que Madeline apparaissait devant lui.

Ces mèches caramel relevées en un élégant et sophistiqué chignon, l’élue de son cœur était apprêtée, ses yeux, d’une hypnotisant couleur saphir, rehaussés de poudre nacrée, ses lèvres pleines d’une enivrante teinte framboise tranchant avec la pâleur de la peau de son visage encore arrondit de l’enfance.

Dans sa robe de mousseline vaporeuse rose dragée resserrée à la taille et aux manches bouffant sur les épaules, elle était exquise. Aussi attirante qu’une sucrerie sur laquelle il rêvait de poser les lèvres.

Aux tréfonds l’esprit du métamorphe, la bête acquiesça, encourageant le jeune homme à voler un baisé à la sorcière et sceller par cet acte les sentiments qu’il éprouvait pour elle. Cela lui était pourtant impossible.

Montant sur le dernier rocher pour arriver à hauteur de Mathias, Madeline, un sourire chaste éclairant son visage s’appuya contre toute attente sur lui dans une position bien peu convenable pour deux êtres n’ayant pas échangé de vœux et unit leur âme. Ses petites mains posées à plat sur le torse sculpté du change-forme, la jeune fille qu’il pensait jusqu’alors innocente se hissa sur la pointe de ses chaussures à petits talons, faisant crisser le tissu de son habit.

— Je n’en puis plus Mathias, avoua-t-elle en plongeant ses prunelles saphir dans celle d’orage du métamorphe envouté. Mon seul désir est de vous appartenir mon ami. À vous et à vous seul.

— Je ne suis pas seul, lui rappela-t-il à moitié honteux dans un souffle, sa bête s’agitant. Je ne le serais jamais.

L’incompréhension voilant un instant son regard, la sorcière entrouvrit la bouche avant de s’empourprer.

— Ô mon aimé, je ne souhaitais point dire cela, se reprit la jeune fille en quémandant de le pardonner d’une œillade chagrine. Vous savez que j’accepte entièrement ce que vous êtes et le chéri.

Rassurer, le jeune homme baissa néanmoins la tête de façon à faire reposer son front sur celui d’une douceur exquise de l’élue de son cœur, lui prenant une main, il inspira profondément sa saveur pour s’en gorger.

— C’est pour cela que cette nuit je voudrais être vôtre, confia Madeleine en se pressant un peu plus contre lui, masquant sa honte dans le gilet du change-forme dont elle n’osait plus à présent affronter le regarde. Accepter de faire de moi votre compagne à défaut de votre épouse. Je vous en conjure, prenez ce que j’ai à vous offrir.

Il n’aurait pas dû, il le savait. Sa part animale comme la décence dans laquelle ses parents l’avaient élevé aurait dû l’empêcher d’accepter cela. Ou tout du moins d’en exiger des conditions.

Toutefois, la peur palpable de sa bienaimée, la prise de sa petite main sur sa chemise qu’elle froissait d’angoisse, les battements affoler de son cœur que l’ouïe délicate que le métamorphe captait mirent à mal ses convictions les plus profondes. Pourtant, ce fut la brûlure lancinante des larmes de Madeline face à son silence qui eurent raison de lui.

La femme qu’il aimait sanglotant en silence contre son gilet, les perles salées s’échappant de ses paupières mouillant sa chemise le désarçonnèrent, lui faisant perdre toute raison.

— Vous devez me prendre pour une putain, s’étrangla la sorcière.

— Non mon Amour, jamais ! gronda avec conviction Mathias. Cependant, avant de prendre ce que vous consentez à m’offrir, ma morale m’impose de vous épouser, bien que mes sentiments me crient d’accepter.

Attrapant entre ses doigts le menton de Madeline, le métamorphe releva le visage de la demoiselle, s’emparant de ses lèvres afin de goûter pour la première fois aux saveurs de celle qui était à présent sa fiancée.

Par tous les Dieux, elle avait le goût du péché.

Debout devant le trou béant où reposait le cercueil, Eliott tentait vainement de retenir ses larmes, non il ne craquerait pas, il se l’était juré. Il survivrait. Du moins, essaierait-il.

Autour de lui, tous étaient habillés de noir, à ses côtés plusieurs personnes sanglotaient, surement le Coven. Il ne leur jeta pas un regard. Il ne pouvait pas se le permettre. Pas maintenant. Une main serra son épaule, un signe de réconfort et de force bienvenu. Il reconnut immédiatement la poigne de Nolan. Le lycanthrope portait dans ses bras Lidia, tout aussi en deuil que les adultes. Inconsciemment, Eliott passa la main dans les cheveux doux de l’enfant pour la rassurer. La pauvre vivait davantage le désastre qui les dévastait tous. Dix-huit mois auparavant, la fillette enterrait sa mère, c’était aujourd’hui au tour de sa tante. Dernière héritière de sa lignée, la petite apprentie ne se remettrait jamais de ces pertes. Plusieurs autres de ses amis vinrent le rejoindre. Théophile, Ivan, c’était une épreuve pour tout le monde. Le cœur d’Eliott se serra tandis que le cercueil se mit à descendre un peu plus profondément dans la tombe.

― Allez Eliott, vient, c’est fini. Il est temps de rentrer. La voix de Nolan s’était brisée au milieu de la phrase, lui aussi était anéanti.

Le loup-garou redoutait d’un jour avoir à être à sa place, et il le savait. Marié à sa compagne depuis moins de trois jours, il avait dû, dès la fin de sa cérémonie d’union, s’occuper de la détresse du métamorphe récemment intégré à sa meute.

Pendant un instant Eliott ne bougea pas, regardant la boîte de bois vernis disparaitre dans la terre. Les bruits de pas dans le petit chemin de  graviers lui indiquaient que beaucoup rejoignaient déjà les grilles du cimetière improvisé dans la clairière, pour se rendre dans sa maison où il devrait affronter le buffet. Il ne ressentait plus rien, le métamorphe en était incapable. Sa bête, comme lui, était anesthésiée. Le félin ne s’était d’ailleurs plus manifesté depuis cette nuit-là… Depuis… Une sensation d’oppression lancera(?) à l’idée de ce qu’il avait fait. Terré dans une partie de son âme, celui qui avait toujours été à ses côtes, hantant ses pensées depuis sa naissance, s’en était allé. L’abandonnant.

À sa droite, un hochement de tête de Théo indiqua aux retardataires de ne pas s’inquiéter, que les groupes d’amis se chargeaient de lui. Un bras fin enserra sa taille et Eline lui offrit une étreinte réconfortante qu’il accueillit avec une larme roulant sur sa joue.

― Elle nous manque à tous, tu sais, murmura-t-elle les yeux humides. Mais il faut y aller Eliott, tu le dois, tout le monde va t’attendre. Je n’imagine même pas ce que tu ressens, tu as perdu ta compagne, mais il te reste un dernier effort et cette journée sera terminée. Tu pourras la pleurer en paix.

Le change-forme avait refusé, malgré l’insistance du Haut-Conseil, qu’une autre cérémonie ne se tienne en présence d’humains, Alice n’avait jamais fait mystère de ce qu’elle était. Tous leurs amis appartenaient au monde surnaturel, son mari avait donc fait célébrer les rituels anciens lors de l’enterrement officiel auquel n’avaient été conviés que les êtres ayant connaissance de leur nature.

Il n’était plus qu’une ombre, Eliott en avait conscience mais ne fit rien pour lutter, les paroles réconfortantes d’Eline mirent encore un peu plus à mal ses barrières et une autre larme s’échappa de ses yeux d’orage gonflés par le chagrin. La main de Nolan, toujours sur son épaule, le guida à travers les tombes. La jeune mariée avait repris Lidia, ils étaient suivis de Théophile et Maya, Lionel et Mélissa autoproclamés ses Alphas, ainsi qu’Ivan.

Dans la voiture de Nolan, Eliott croisa son regard dans le reflet de la vitre. Il portait son costume noir, même si celui-ci ne le mettait pas en valeur. Il n’aurait jamais pu porter l’autre. Pas celui avec lequel il s’était uni à elle. Ses cheveux blonds courts avaient été rasés par sa mère la veille. Il avait insisté. Jamais elle ne lui aurait pardonné s’il ne s’était pas coiffé. Si seulement elle avait pu encore lui pardonner quelque chose.

Le trajet jusqu’à la maison dura quelques minutes à peine. Cette pensée consola légèrement Eliott. Elle ne serait jamais réellement loin de lui. Durant le voyage, il s’était distraitement occupé de Lidia, qui, prostrée dans son siège, restait mutique. Sur le siège avant, Eline essayait tant bien que mal de retenir ses larmes, sûrement pour l’épargner un peu. Nolan lui n’avait cessé de jeter des regards inquiets dans le rétroviseur, non pas pour surveiller sa fille adoptive mais pour scruter le métamorphe, craignant qu’il ne craque à un moment donné et ne décide de faire une bêtise. Voire pire, ne libère à nouveau sa bête. Le loup-garou ignorant que celle-ci avait disparu.

Déverrouillant la portière, Eliott sortit dans l’allée où les rejoignait déjà le reste de ses amis. Sa femme et lui avaient renoncé un jour à avoir des petits, cela lui paraissait le meilleur des choix aujourd’hui. Comment aurait-il pu annoncer à un être si fragile sa disparition ? Il voyait comment cela perturbait Lidia. L’apprentie sorcière avait vécu plus de deuils qu’elle n’aurait jamais dus. Heureusement, ils n’avaient pas fait cette terrible erreur et le métamorphe s’en félicitait.

En bon lieutenant, Nolan vint encore une fois à ses côtés. Eliott soupira intérieurement. Ses amis devraient tôt ou tard cesser de s’inquiéter pour lui, il ne comptait pas lâcher prise. Du moins plus. Enfin, il l’espérait. Et il ne comptait pas craquer, pas aujourd’hui devant tout le monde. Non, il avait déjà craqué. Quand le lien avait été rompu. Quand la présence d’Alice s’était évaporée, le laissant seul avec sa bête. Et après, quand il avait dû choisir un cercueil, des fleurs et une pierre tombale. Il avait fini par choisir une simple plaque. Il se murmurait des rumeurs de statue… Pour faire son deuil, lui avait-on dit. Cela avait été pire.

Il avait vu la représentation de la personne qu’il aimait le plus en ce monde, disparaitre dans un trou boueux quelques minutes auparavant. Plus rien ne pourrait jamais l’atteindre, plus rien ne pourrait jamais faire aussi mal.

Il avait perdu son âme sœur. Sa moitié. Sa compagne.

Pourtant, il ne pouvait pas renoncer, se laisser mourir. Elle ne pourrait pas lui pardonner.

Si seulement elle pouvait encore lui pardonner.

Il aurait voulu l’entendre tempêter, à l’idée de ce qu’il avait fait. Aurait souhaité qu’elle lui en veuille, qu’elle le rabroue et qu’ils finissent comme toujours par se réconcilier en froissant les draps.

Alice n’était plus là. Instinctivement, il chercha sa présence, mais l’orée de son esprit restait incomblé, un vide béant s’y étant formé.

Malgré cela, Eliott resta impassible, car il ne pouvait plus rien ressentir. Pas sans sa sorcière.

― Eliott, tu es prêt ? lui demanda la voix tremblante de Maya, le sortant de ses pensées.

Comprenant qu’il avait dû sembler absent quelques minutes, le change-forme acquiesça légèrement et le groupe se mit en marche pour pénétrer dans la maison qu’il avait achetée avec son épouse cinq ans plutôt. Une fois dans la grande pièce de vie déjà bondée de parents et proches, ses amis laissèrent un semblant d’air au métamorphe. Heureusement pour lui, ils ne s’éloignèrent pourtant pas, car rien n’aurait pu le préparer à ce qui l’attendait.

S’écartant du buffet, les frères d’Eliott, qui avaient exceptionnellement accepté de se trouver en présence de créatures surnaturelles, dévoilèrent un immense portrait. Là, sur une toile de plus d’un mètre, Alice souriait, son habituel air joueur aux lèvres.

Et Eliott s’effondra.

Tu as fait quoi ? grinça Lionel.

Il avait détaché chaque syllabe d’un ton glacial avec plus d’incrédulité qu’il ne l’aurait voulu. Voyant son interlocuteur se tasser, il regretta aussitôt ses paroles.

Assis dans son bureau dans le confortable fauteuil en bois exotique et cuir pleine fleur couleur marron, que Mélissa lui avait offert pour son accès à la fonctionner d’Alpha vingt ans plutôt, Lionel avisait d’un œil circonspect le loup qui se tenait de l’autre côté de l’imposant mobilier qui les séparait. Sa compagne, adossée au mur à sa gauche, peinait à retenir un sourire, ses lèvres s’incurvant en un léger rictus qu’elle masquait d’une main élégamment posée sur sa bouche.

La petite peste s’amusait, il pouvait le sentir via leur lien de couple.

Pire ! Elle se délectait des sentiments que lui inspirait l’annonce du lycanthrope pour lequel elle avait demandé une audience.

Derrière lui, le dirigeant de la Meute des Mines, savait que Dorian et Nolan, ses lieutenants faisaient leur possible pour conserver un air impassible. Impressionnants et imposants dans leur posture toute militaire. Faire régner la discipline au sein de la meute, c’était leur boulot.

Les bougres n’en profitaient pas moins ! Cela aussi Lionel le savait grâce à l’omniprésence des siens dans son esprit.

Il était parfois bien pénible d’être Alpha. Surtout qu’en tant que chef de meute implacable et fière, il ne pouvait que rarement se permettre le luxe de râler sur les attitudes de gamins facétieux de ses loups. Surtout quand la seule personne avec qui il se pouvait cet écart était Mélissa ! Car si sa compagne l’aimait et le soutenait, elle ne se privait pas moins de se moquer de lui à la moindre occasion.

Que lui avait-il prit d’accepter ce poste avec fierté ? Toute sa vie avait été un mensonge, le rôle d’Alpha n’était pas rempli d’honneur, mais de résolution de gamineries et chamailleries incessantes auxquelles s’adonnaient les lycanthropes. Donnant l’impression à Lionel de jouer les proviseurs dans une école pour chiots mal éduqués.

Au moins les Petits le regardaient-ils encore avec un certain respect et prenaient-ils la peine d’avoir l’air un tant soit peu contrits lorsqu’ils faisaient une bêtise.

Enfin presque tous…

L’air penaud, Julien, un loup des plus soumis au caractère généralement discret, fixait obstinément ses mains moites rougies à force d’être triturées. La peau blême, le pauvre loup-garou faisait son possible pour éviter de croiser le regard brillant de son Alpha, qui devait en appeler à toute sa volonté pour garder une expression indéchiffrable de peur que le pauvre homme assis en face de lui ne défaille.

S’il y avait bien un de ses loups dont Lionel ressentait constamment le besoin de tapoter la tête en signe de réconfort, c’était bien celui assis en face de lui. Aussi, le compagnon de Mélissa ne s’était pas méfié quand celle-ci était venue le trouver en lui disant qu’il y avait une chose importante et urgente dont Julien devait l’entretenir.

Les doléances relevant généralement de la responsabilité des lieutenants, l’Alpha n’avait pas cherché de raison outre mesure, considérant que si un loup lui demandait une audience spéciale, c’était surement pour se sentir en sécurité auprès de celui qui se devait de veiller sur lui. Car si Nolan avait un caractère facile derrière sa poigne de fer, Dorian était plus prompt à la colère. Et les lycanthropes ne savaient jamais à l’avance avec lequel des deux il se retrouverait enfermé dans une pièce.

C’est pourquoi Lionel avait accueilli avec chaleur Julien, malgré que son attitude indiquait clairement que le loup-garou était coupable d’une horrible bêtise, lorsque celui-ci avait toqué avec hésitation à la porte de son bureau, les épaules rentrées et le regard fuyant. On ne frappait pas un homme à terre, encore moins un loup aux allures de chiot tremblant ayant les larmes aux yeux durant son récit.

L’Alpha n’en restait pas moins crédule de ce qu’il venait d’entendre, ne sachant comment réagir ni accueillir la nouvelle. Pour sa meute, pour son honneur et pour la sécurité de son pauvre loup, il se devait d’honorer la promesse que celui-ci avait fait à une sorcière particulièrement puissante qui avait élu domicile à quelques kilomètres de la frontière de leur territoire.

— Je… Je te demande pardon Alpha… bafouilla en reniflant Julien calmant instantanément l’irritabilité de la bête qui guidant Lionel.

Donnant l’envie irrésistible à chacun des dominants présents dans la pièce de se précipiter auprès du soumis pour le cajoler afin d’apaiser l’odeur fétide de sa peur qui commençait à se répandre dans la pièce. Nolan, se racla ostensiblement la gorge, demandant la permission à son Alpha d’aller soutenir Julien, tandis que Mélissa traversait la distance la séparant du lycanthrope en larme pour s’agenouiller auprès de lui et lui prodiguer le réconfort dont il avait besoin.

En tant que sa compagne, la louve pouvait se permettre d’agir sans la permission explicite de son mari dans ce genre de cas, droit qu’elle revendiquait plus qu’il ne l’était nécessaire.

Ne s’amusant plus du tout, la lycanthrope qui accueillait dans ses bras la peine de l’un des siens, adressa un regard courroucé à son époux, lui faisant transparaitre par leur lien qu’elle le considérait entièrement responsable du malheur de Julien. Et n’approuvait pas du tout sa réaction, ou plus précisément son absence de réaction dans cette affaire.

Comme si c’était Lionel qui avait mis dans le pétrin ce pauvre garçon ! Même une fois son loup partit et absout de sa bévue, l’Alpha savait qu’il en prendrait pour son grade pour ne pas avoir donné à la promesse de Julien le côté risible qu’avait espéré de lui Mélissa.

Quant il s’agit du bien être de siens, la louve perdait toute raison et bon sens, voilà pourquoi il avait répugné alors qu’elle insistait pour participer à la rencontre. Il savait d’avance qui en ressortirait coupable : lui ! Un début de migraine commença à poindre à cette idée…

— Ce n’est pas si grave, tempéra donc Lionel d’une voix douce s’attirant les foudres du regard inquisiteur de Mélissa. Pas grave du tout même. Tu as eu raison de faire cette proposition… vraiment…

Non, Julien avait eu tort, tort et encore tort. Pourtant jamais l’Alpha n’aurait osé lui dire, pas après les éclairs de colère qu’avait lancées les prunelles pourtant si tendres de sa compagne. Pas s’il voulait survivre à cette nuit… ou aux suivantes…

°°°

— Change et arrête de bouder, le taquina Mélissa.

Apparaissant nue devant son compagnon, sa peau maculée de terre, un sourire immense fendant son visage, la louve avait les joues rougies par l’excitation et l’effort. Elle s’amusait réellement comme une folle.

Comme le reste de la meute d’ailleurs.

— C’est hors de question.

Râla Lionel pour la forme tandis que sa femme nichait son visage crasseux dans son coup, salissant sa chemise d’un blanc impeccable, parsemant sa gorge de baiser pour l’apaiser.

— Si tu ne le fais pas, notre Julien va croire que tu en colères contre lui et cela vous fera du mal à tous les deux…

Se détournant du spectacle du corps dénudé de sa compagne pressé contre le sien, Lionel avisa du grand loup brun qui le fixait avec appréhension tête basse et iris incertain. Le jaune des yeux de la bête hanté à l’idée d’avoir déçu son Alpha. Détournant le regard dès que celui-ci trouva celui d’un vert limpide, évitant tout risque de conflit.

Une pointe de culpabilité transperça l’esprit de l’Alpha alors que son loup commençait à s’agiter de son côté, réclamant le droit d’aller apaiser celui qui lui appartenait. L’entourer de sa force pour le faire se sentir à nouveau en sécurité auprès d’eux.

Oui, décevoir Julien était vraiment aussi satisfaisant que de frapper un chiot. Un chiot malingre à trois pattes…

Sans plus attendre, Lionel déboutonna à toute vitesse sa chemise, envoyant valser ses vêtements et se séparant, à grand regret du contact de la peau fraîche et terreuse de Mélissa. Son devoir l’attendait ailleurs.

Appelant son autre moitié, il changea en loup majestueux, suivis de près par sa compagne, il rejoignit en trottinant Julien que Nolan insistait tant bien que mal à venir jouer avec les autres. Son postérieur immense et poilu dressé et sa langue pendante en signe d’invitation.

Autour de l’Alpha, les loups gambadaient joyeusement dans l’immense terrain acquis par la sorcière avec qui Julien avait fait un pacte, creusant des trous, des trous immenses avec un enthousiasme débordant. Des trous assez grands que pour contenir les arbres que le soumis, travaillant dans une pépinière avait vendus à la sorcière avec un rabais en échange de la permission de laisser sa meute creuser à cœur joie ses champs aux emplacements définis.

Lionel participa à l’effort avec entrain, même s’il ne s’amusa pas.

Du moins n’avouerait-il jamais avoir apprécié cette débandade.

Un verre de vin sombre à la main, Olivia admirait la beauté pittoresque du village niché sur les berges du lac alpin Autrichien dans lequel elle venait de se baigner. Des montagnes bleutées nimbées de brume aux reflets violacés se dressaient autour de l’immensité du plan d’eau long de plusieurs kilomètres et dont l’attraction l’attirait inexorablement. Un soleil timide illuminait un ciel encore strié des ombres de la nuit, une heure trop matinale pour une boisson alcoolisée. Toutefois, on ne pouvait frôler l’indécence si personne n’était là pour s’en offusquer, et elle se trouvait seule.

Les eaux glacées de ce début mai avaient revigoré la sirène qui se prélassait à présent sur la terrasse de l’hôtel particulier de son hôte du jour. Héritier d’une grande famille de faës au sang bleu incontestable, Grégoire Von Sträffhen était un nouveau venu parmi les partisans de l’Ordre, un novice qui ignorait encore que les hauts gradés détestaient se faire attendre par leurs subordonnées.

Tournant le breuvage dans son verre de cristal pour en libérer les arômes, Olivia se permis une grimace. Trois jours ! Cela faisait trois jours que ce malotru, goujat se permettait de la faire patienter sous prétexte que son rang ne lui permettait pas de faillir à ses obligations. Le mâle avait beau penser s’en démêler en lui offrant une luxueuse et ostentatoire hospitalité, la demoiselle ne comptait pas le laisser la traiter ainsi et s’en sortir à si bon compte.

Oui, les lits étaient moelleux, la cuisine exquise, les boissons somptueuses et le cadre enchanteur, cela ne changeait rien au fait qu’Olivia s’était hissée parmi les puissants et jouissait d’une réputation à tenir. Si le vicomte avait cru l’amadouer de ses largesses, il déchanterait aussitôt qu’elle lui imposerait ses volontés et pénétrerait son esprit pour en tirer les informations nécessaires en guise de représailles. On ne se jouait pas d’elle aussi facilement.

— J’ignorais qu’il fut si pénible de demeurer dans mon palais, minauda une voix se voulant sensuelle derrière elle.

Cette entrée impromptue crispa la sirène qui afficha une moue rageuse en sirotant une nouvelle gorgée de vin dont les parfums suaves et fuités éclatèrent sur sa langue. Voilà qu’elle se faisait prendre à siroter un grand cru de bonne heure, une marque d’indélicatesse s’il en était. À cette heure, la bienséance aurait voulu qu’elle se délecte de quelque thé ou jus de fruits accompagné de mignardises. Vexée d’être ainsi prise en défaut, Olivia décida de jouer le contrepied.

— Il m’est donné à l’ordinaire d’être mieux reçue, assena-t-elle d’un ton sec en désignant son verre. Pardonnez cet égarement, c’est que le temps a fini par m’embrouiller l’esprit à force de me voir éconduire et de vous attendre, j’étais persuadée que le soleil se couchait. Après tout, vous n’auriez pas oser me faire patienter un jour de plus.

Haut de taille, bel homme aux airs distingués sous ses boucles noirs, Grégoire Von Sträffhen lui offrit un sourire de contrition en s’assaillant sur la chaise disposée face à elle de l’autre côté de la petite table en fer forgé. Vêtu d’une redingote froissée, les cheveux un peu emmêlés et la mine tirée, il semblait avoir passé la nuit dans un coche.

— Vos remontrances sont justifiées et je me dois de vous présenter mes excuses pour cela. J’ai quitté la demeure de mes amis dès qu’il me l’a été possible. Je ne pouvais me présenter devant vous sans avoir eu confirmation des rumeurs qui nous intéressent.

Honnête ! Haussant un sourcil, la sirène reconnu pour la première fois une once d’honneur dans le comportement du riche héritier. S’il disait vrai et n’avait dû endurer qu’une nuit de voyage, le Baron de Solréci ne devait pas séjourner à plus de quelques lieues de là. Une aubaine si les éléments rapportés par le faë se trouvaient exactes et nécessitaient l’intervention de la jeune femme. Clémente, elle inclina sa boisson dans sa direction, l’invitant à continuer tout en lui signifiant que s’il n’était pas pardonné, elle restait attentive à ses arguments.

— J’ai appris que, comme nous le craignions, la nouvelle maîtresse du Duc est une sorcière très douée en filtres d’amour…

Désarçonnée, Olivia éclata du rire délicat que lui avait inculqué sa mère et dont elle n’aurait jamais osé se départir en société.

— Que nous importe !

— Là où cela nous importe, rétorqua le jeune homme froissé par sa moquerie, se trouve sur le fait que le Duc, comme l’indique son titre, a pour vassaux tous les nobles de la région, moi y compris.

— Votre avenir m’importe peu.

Balayant ses tergiversations d’un revers de la main, la sirène accueillit avec un mélange de joie et de frustration les collations sucrées qu’un valet kobold leur présenta sur un plateau d’argent agrémenté de confitures disposées dans des coupelles de cristal. Quel genre d’espion ne saisissait pas assez le concept de discrétion que pour commander d’être interrompu durant un entretien confidentiel. Grégoire Von Sträffhen se verrait gratifier d’un rapport bien senti auprès des Maîtres dès le retour d’Olivia au Palais.

Les rayons du soleil ondoyaient sur le lac, hypnotisant la sirène qui se surpris à désirer y plonger une nouvelle fois son corps. L’eau tiédissant sous la chaleur du soleil de printemps, elle ne pourrait revêtir sa queue sous peine d’être aperçue. Non, elle se mit à rêvasser de se baigner sous le clair de lune, ses écailles scintillants des mêmes tons bleu irisés que sa peau qui se parait alors d’éclats de cristaux.

— Il suffira Kunrad, congédia le faë avec amertume en se saisissant d’un biscuit à l’allure particulièrement simple et sans saveur. Le véritable problème Mademoiselle, est que ce soir même, mes amis et moi-même avons été abordés par la sœur de ladite maîtresse qui nous a dument expliqué quels seraient nos intérêts dans cette affaire, si nous venions à prendre le pas sur le Duché en annonçant notre nature de manière à asservir nos gens.

Qu’avait donc dit le mâle ? Vaguement consciente qu’elle aurait dû être en train de l’écouter, Olivia poussa un long soupir dépité en aspirant une nouvelle gorgée du précieux liquide qui, hélas, se terminait. Le menton posé sur une main, elle avisa de l’air ombrageux du distingué Vicomte qui la détaillait d’un œil un peu trop critique. Visiblement irrité, il semblait attendre une vive réaction de sa part.

Oui, oui, elle avait entendu que le Duc comptait, sous la coupe d’un sortilège, demander à ses loyaux sujets d’effrayer les vilains pour qu’ils les servent avec toujours plus d’assiduité. Oui, elle avait conscience que cela pourrait engendrer des idées chez certains des nobles et se répandre comme une traînée de poudre, ce n’était pas pour autant qu’elle devait en faire des gorges chaudes. Ce mâle ignorait-il que l’essentiel de ses journées était composé de drames anodins de ce genre ?

Si elle devait se mettre à s’alarmer au moindre débordement d’un être surnaturel, Olivia n’était pas prête de sécher ses paupières humides et de pouvoir un jour porter un nouveau quelconque cosmétique. Cette histoire frôlait la banalité et rien ne pressait au point qu’elle doive se priver d’une nouvelle baignade avant d’agir. Et puis, il lui fallait retourner à son élément afin de se remplir au mieux de sa magie en vue de l’affrontement prochain qu’elle aurait à mener. Grégoire Von Sträffhen n’était pas censé savoir qu’elle s’en était gorgée une partie de la nuit durant et puis, ce lac la tentait terriblement. Ce n’était pas comme si ce qui l’attendait était insurmontable, une nuque brisée ou un poignard en plein cœur après avoir pris possession de l’esprit de la sorcière et plus personne ne parlerait jamais de cette mission.

En réalité, ce qui différait de ses autres missions était la beauté du décor l’entourant et le charme de l’héritier présomptueux qui lui faisait face. Et dire qu’elle risquait de ne jamais le revoir, faire durer le plaisir ne porterait préjudice à personne n’est-ce pas ? Et après tout, le faë l’avait bien fait attendre trois journées durant pour cette peccadille !

— Mademoiselle Olivia, je…

— Vous aimez l’eau ? l’interrompit-elle en plantant ses iris bleu lagon dans ceux noisette du jeune homme.

— Pardonnez-moi ?

— Aimez-vous l’eau ? Parce que moi oui, et toutes vos histoires m’ennuient !

Déposant son verre dont elle venait de terminer la dernière lampée, Olivia se leva avec grâce, sa longue crinière blonde s’agitant dans son sillage, et avança sur la terrasse qui faisait office de ponton. Tournant le dos au faë hébété, elle se délesta des manches ballons fluides qui maintenaient sa robe, laissant choir le tissu à ses pieds. Exaspérée du manque de discernement du Vicomte, elle tourna le regard par-dessus son épaule pour admirer son expression décontenancée.

— En revanche, je ne dirais pas non à une baignade en votre compagnie.

Sans attendre de réponse, Olivia plongea dans les eaux limpides, bien vite rejointe par le jeune homme qui, en l’espace d’un instant, avait oublié toute notion de distinction.

"Soeurcières et Bromance"

Une agence de voyage pour surnaturels.

Un pilote mystérieux.
Une chroniqueuse aux airs de starlette.
Un elfe désabusé.
Une photographe peureuse.

Bienvenue dans « Sœurcières et Bromance »

As-tu pris ton passeport ? SlowTravel t’emmène en voyage !

Découvres régulièrement les aventures de quatre collègues obligés de partagés des semaines entières de proximité.

Ses cheveux rose bonbon tirés en une longue queue de cheval, Séléna rajusta son chemisier en voile bleu clair en soufflant dans son chewing-gum. La bulle ne se fit pas attendre ; éclatant sous la pression, elle créa un éclat qui fit se retourner sur elle son compagnon. Appuyée sur la balustrade, la chroniqueuse cala dans sa joue son addiction en réponse au regard courroucé de Izaac. La tête rejetée en arrière, elle prit la pause et arbora son plus beau sourire. Bien calée derrière l’œilleton de son appareil photo, Violine cadra le monument derrière elle et appuya sur le déclencheur. Les prises s’enchaînèrent alors que le Concepteur de l’agence revoyait horaire et itinéraire de leur séjour.

Comme à chaque voyage d’études, tout était parfaitement calé. Spécialisé dans les voyages pour surnaturels, SlowTravel dépêchait l’équipe vers de nouvelles destinations chaque mois depuis la création de son entreprise. Cette semaine, la Bretagne était à l’honneur ! Ils avaient atterri le matin même, à bord du jet de l’agence. Martial, leur ancien pilote ayant été débauché par un client fortuné, ils n’avaient pas encore pu découvrir le visage de leur nouveau collègue. Une situation qui avait arrangé Violine ; rencontrer un mâle inconnu dans un espace restreint n’était pas pour la mettre à l’aise.

— Bon les filles, une fois Carnac terminé, nous démarrons pour Brocéliande. Mais avant ça, nous avons encore deux jours sur place pour tester les plages, les randonnées et les logements. Il paraît que le « cairn de Gravinis » est particulièrement puissant

 — Ne nous gâche pas la surprise, petit elfe, se plaignit Séléna en faisant la moue. Violine ! Ne prends pas de photo quand je fais ça, voyons ! Je n’ose même pas imaginer la tête que j’ai !

Trop tard ! jubilant intérieurement, la sorcière vérifia le cliché sur son écran. Outrée, son amie la rejoignit en deux longues enjambées de mannequin pour évaluer elle-même l’ampleur des dégâts. Un peu déçue, Violine constata que la chroniqueuse était encore et toujours parfaite. Sa peau lissée par son fond de teint naturel ne nécessitait aucun filtre et son maquillage disposé avec goût et patrimoine la mettait en valeur. Les lèvres poussées en avant, elle arborait une mimique trop mignonne qui illustrerait à merveille un encart expliquant leur déception de devoir si vite quitter un lieu aussi paradisiaque.

— Ô, ne l’efface surtout pas ! Elle est parfaite, piailla son amie en se retournant sur son compagnon. Regarde ça ! Violine a vraiment trop de talent ! Elle ne me rate jamais !

Roulant des yeux, Izaac s’interrompit dans la lecture de son programme que de toute manière, Séléna ne retiendrait pas, et les rejoignit en prenant garde de ne pas trop s’approcher de Violine, ce dont elle le remercia intérieurement.

— Maintenant qu’il est établi que tu es magnifique, pourrions-nous continuer à travailler ? les rappela à l’ordre le mâle. Nous avons une visite des menhirs à faire pour vérifier que les humains ne disent pas n’importe quoi, avant d’aller dîner dans la meilleure crêperie des environs.

— On n’attend pas notre pilote, chauffeur, capitaine et autre nouvel expert ? minauda Séléna en faisant éclater une bulle mentholée.

— Le nouveau va nous rejoindre d’un instant à l’autre. J’ai eu Judicaël au téléphone, il a réussi à débloquer la situation avec la voiture de location. Autant dire que nous avons changé de prestataire.

— À peine arrivé et déjà si exigeant ?

S’appuyant sur son compagnon, elle se mit à jouer avec la couette brun foncé aux anglaises parfaites de ce dernier. Celui-ci protesta pour la forme ; Izaac était atteint d’un professionnalisme qu’il n’arrivait pas à faire déteindre sur sa petite amie.

— Il paraît que c’est un des cousins du boss, alors, on se tient tranquille les filles. On a un boulot à faire.

Son expression moitié ennuyée, moitié heureuse, fit démanger les doigts de Violine. Les bouts pointus des oreilles de l’elfe rougirent et se mirent à battre, signe distinctif qu’il appréciait les intentions de sa compagne. Ni une, ni deux, l’appareil déclencha, attirant sur elle les foudres du couple.

— C’est un appareil professionnel, protesta le Concepteur en se séparant de sa moitié.

— C’est mon appareil, il est enregistré tant en personnel qu’en professionnel, je fais ce que je veux avec, le taquina la photographe.

L’éclat vengeur qui brilla une fraction de seconde dans les yeux d’Izaac la fit reculer instinctivement d’un pas et rapprocher le boîtier rouge de sa poitrine. La courroie en tissu coloré râpée lui servant de bouclier.

— Violine, tu saurais prendre une photo des alignements sans qu’on n’y voie les barrières ? la rappela gentiment Séléna pour la distraire.

Soulagée, la jeune femme s’accroupit pour prendre le cliché que la chroniqueuse venait de lui demander. Les deux sorcières se maniaient depuis assez longtemps que pour se connaître par cœur. Elles s’étaient rencontrées très jeunes lors d’une célébration où la famille de Séléna était venue rendre visite à une tante appartenant au Coven. Ayant bien accroché, les filles avaient gardé contact jusqu’à leur entrée à l’université où elles avaient pris des parcours différents, mais complémentaires. C’était là que l’étudiante aux allures de top model avait rencontré le fiancé de Violine et décrété qu’un homme pareil ne la méritait pas. Pourtant, cela faisait seulement un an que la sorcière vivait pleinement. Depuis qu’elle avait rejoint SlowTravel.

— Bon, allez Izaac, toi qui l’as vu, dis-nous ! recommença à le questionner Séléna. Il ressemble à quoi notre pilote ? Beau gosse ? Maigrichon ? C’est quoi sa nature ? Son prénom ?

Amusée, la photographe se retint de pouffer au soupir désespéré du mâle. La chroniqueuse pouvait harceler sans relâche une personne pour une simple information, ce qui faisait son charme. Et la rendait douée dans son domaine. Il n’y avait pas un détail qui lui échappait

— C’est un griffon qui a passé une partie de la matinée à négocier avec des imbéciles qui ne savent pas faire la différence entre un SUV et un tout-terrain, grommela une voix posée juste au-dessus de Violine.

— Ah te voilà, Ezéchiel ! Nous t’attendions.

Sa proximité alerta la sorcière qui sursauta malgré elle. Ses chaussures en toile glissèrent sur le sol humide des embruns de l’océan. Déséquilibrée, elle manqua de basculer vers l’avant, les mains occupées par son appareil. À une telle distance du sol, il se fracasserait. En plus, elle n’avait pas mis le pare-soleil, l’objectif serait fissuré à coup sûr.

Une grande main se referma sur le col de son polo aux couleurs de l’agence. Une poigne qui la ramena à des moments qu’elle aurait préféré oublier. Un frisson parcourut Violine alors qu’elle se retrouvait soulevée sur ses deux pieds. Pantelante, elle eut du mal à garder l’équilibre, glissant l’une de ses courtes mèches de cheveux derrière une oreille. Un réflexe qu’elle devait à des années au sein du Coven dans lequel elle était née. Le visage rivé sur ses chaussures, elle aperçut celles cirées du pilote à deux pas d’elle. Trop près. Beaucoup trop près.

— Ça va, mademoiselle ? s’enquit ce dernier.

Séléna se précipita sur elle sans plus de formalité, passant son bras sous le sien pour la soutenir dans une attitude surprotectrice.

— Hé bien ! À peine notre collègue arrivé que tu te fais déjà remarquer, la taquina-t-elle en s’assurant de faire le bouclier de son corps.

— Ezéchiel, je te présente Violine, notre reine des prises de vue sans qui nos catalogues seraient bien fades. Elle n’a rien contre toi, juste le sursaut facile. Quant à Séléna, tu dois être assez renseigné sur l’agence pour savoir son rôle parmi nous.

Toute à son cinéma, la concernée leva un bras conquérant et prit l’une de ses poses les plus célèbres. Suivie par des milliers de fans sur les réseaux, la chroniqueuse était une mascotte qui assurait un revenu stable à l’agence. Raison pour laquelle leurs supérieurs lui passaient tous ses caprices. Il était impensable que le dénommé Ezéchiel n’ait pas vu une seule de ces vidéos, photos ou ignoré ses articles.

— Enchanté, mesdames.

— Mesdames, s’esclaffa Séléna entre deux mastications. Ah non, hein, il n’y a pas de dames ici ! Violine est libre comme l’air, et moi, même en couple, la bague au doigt ne m’intéresse pas !

— Les bonnes manières, chérie. Les griffons détestent le manque de respect, tu devrais le savoir.

Désabusé, Izaac reporta son attention sur le cahier qu’il tenait à la main, vérifiant une énième fois leur planning. Curieuse, la photographe s’autorisa un coup d’œil au mâle dont elle pouvait à présent sentir la signature magique. Rien dans sa posture n’indiquait qu’il se formalisait de la remarque de la chroniqueuse. Il avait tout de la description que ses précepteurs lui avaient faite d’un griffon : une allure imposante et charismatique. Sa taille, supérieure à la moyenne humaine, atteignait facilement les deux mètres, avec des épaules larges et une musculature puissante. Son visage anguleux, aux traits ciselés, mettait en valeur sa mâchoire carrée. Sa présence imposante avait de quoi donner le tournis. Véritable tempête, il lui inspirait un tourbillon d’air chaud, de plumes et une impression de force inébranlable. Constat qui la poussa à reculer d’un pas pour s’éloigner de lui.

Ses yeux presque dorés, aussi perçants que ceux d’un aigle, se posèrent immédiatement sur elle, leurs reflets s’accordant avec le cuivre de sa barbe taillée et de ses cheveux savamment arrangé.

— Je suppose donc qu’on doit s’appeler par nos noms de famille.

Son timbre posé alerta la sorcière. Elle avait connu un homme qui parlait comme cela. Un mâle qu’elle souhaitait ne plus jamais revoir.

— Non, mon petit lion, susurra Sélène. Nos prénoms, c’est beaucoup mieux. Ici, c’est ambiance familiale garantie.

Le métamorphe tiqua, mais ne dit rien. Ce fut à cet instant que Violine remarqua qu’il n’avait pas troqué son uniforme de pilote pour des habits pour confortables. Polo blanc et bleu foncé, cravate rouge, pantalon habillé couleur marine, chaussures noires et cirées. Une jolie broche, un bateau surmonté d’un avion, en argent était même épinglée pile à l’endroit de son cœur. Il était de toute évidence prêt pour l’embarquement. Bien moins pour ce qui les attendaient. À regret, la jeune femme hésita à le lui dire.

— Vous… hum… vous comptez venir comme cela ?

Instinctivement, Ezéchiel craque sa nuque d’un mouvement sec.

— Et pourquoi cela ne conviendrait-il pas ?

Sortant des réflexions qui lui avait fait passer la langue, Izaac ressortit de son dossier, alerté par le ton toujours trop calme du griffon.

—  Ô, personne ne t’a prévenu.

— Prévenu de… commença à s’impatienter le pilote.

— Que tu fais toutes les visites avec nous ! Évidemment ! minauda Séléna en montrant d’un geste sa propre tenue.

Chemisier en voile, trois-quarts en lin, baskets de marque, elle était aussi pimpante et que confortable. Petites chaussures en toiles hautes et colorées, un short en lin rose pâle et son polo bleu clair de travaille, Violine était tout aussi polyvalente. À l’instar d’Izaac qui en short en coton, chemise courtes manches et chaussures bateaux passait pour un parfait touriste.

— Excusez-moi ? ronchonna Ezéchiel en les examinant.

— Ouais, personne ne t’a prévenu que tu avais ta tenue de rechange dans ton casier, ris Séléna. Ne t’inquiète pas, nous n’avons pas grand-chose de prévu. Des petites balades dont tu te remettras. Tes chaussures en revanche… elles seront bonnes pour la poubelle.

Toujours aussi mesuré, le griffon renâcla délicatement.

— Merveilleux.

Pivotant sur elle-même, Violine se détourna pour ne pas voir la contrariée qui faisait craquer les os de ses doigts. Cadrant la « Maison des Menhirs », elle enclencha une nouvelle série de photos. Elle avait bien une solution, mais rechignait à affronter la haute stature dont elle sentait encore la poigne fantomatique presser son col.

Occuper ses mains à prendre des photos lui permit de ne pas remettre nerveusement une mèche derrière son oreille ou de la triturer.

— La visite que nous allons faire ne devrait pas les endommager, tempéra Izaac. Après c’est dîner en centre-ville, après la randonnée la plus cotée des environs. Chasse aux Dolmens en perspective.

— Et l’hôtel ?

— Ce soir, nos bagages nous y attendront.

Violine inspira en se mordit la langue pour se donner du courage.

— On pourra lui en trouver une paire en centre-ville. Il doit y avoir des magasins qui vendent ce genre d’articles. En plus, cela nous fera un encart shopping.

— Un centre-ville ? Parce que tu as vu une ville toi ? railla Séléna en tripotant l’une de ses mèches colorées. Mais tu as raison. En plus, je rêve d’un imperméable breton depuis des années ! Ô ! On devrait tous s’en prendre un ! étude de marché à l’appui ! Judicaël va adorer !

— J’ai une veste, un par-dessus en cas de besoin, ainsi qu’un trench-coat, ça ira merci, toussota Ezéchiel soudain prit au dépourvu.

– Désolé, mec, tu n’y échapperas pas, l’avertit Izaac en se dirigeant vers le guichet pour prendre leur billet.

— Il en faut un rose poudré pour Violine, sûre et certaine ! Moi je prendrais un framboise écrasée, continua de babiller la chroniqueuse pendue au bras de son compagnon. Le nouveau à l’air d’un rabat-joie, mais je suis sûr qu’un trouvera un bleu ciel à sa taille. Quant à toi, il sera vert. C’est beau le vert, tu as toujours super bien porté cette couleur. Les elfes sont toujours beaux en vert, ce n’est pas juste.

Se relevant, le photographe s’assura de la netteté de ses clichés en prenant garde à garder ses distances avec le griffon qui suivait le couple d’un regard partagé entre sa perplexité et une certaine envie de fuir.

— Bienvenue dans l’équipe.

Haussant les épaules, elle lui adressa un sourire timide avant de rattraper ses collègues, l’abandonnant à son effarement.

Les embruns salés de la mer ravirent Violine qui rajusta le bord de sa capuche pour éviter de se retrouver les cheveux mouillés. Le frottement typique du plastique se mêla au souffle chaud du vent d’été, la faisant sourire tandis qu’elle s’imaginait l’image qu’elle devait donner. Accoudée au bastingage, Sélène vissée à Izaac, alimentait ses réseaux de photos d’elle-même et de son compagnon. Pimpante dans un k-way framboise, elle babillait le planning à venir à ses fans.

En face de la photographe, dans un ciré couleur pétrole, tout ce qu’il y avait de plus classique ─ dont il avait âprement et néanmoins respectueusement négocié, la couleur ─ Ezéchiel admirait l’horizon. Ses mèches cuivre emmêlées par le vent, il paraissait savourer chaque souffle rageur aussi naturellement que son corps ondulait au rythme des vagues pour le garder droit. Un sourire en coin relevait un seul côté de sa bouche.

Le prendre en photo la démangeait. Il y avait quelque chose dans les nuages grisâtres au loin, la lumière du soleil dans ses cheveux visibles et emmêlés, les gouttelettes d’eau salée sur le bleu luisant de son imperméable qui donnait une composition tout bonnement fascinante. Elle n’osa pourtant pas répondre à l’appel lancinant de l’art. ignorant comment réagirait l’homme à cette intrusion dans ses pensées.

Séléna avait raison, Judicaël allait adorer les clichés. Balayant une à une les photos, Violine s’amusa de voir les points colorés que formaient ses collègues. Une belle illustration qui avait évité que la pluie persistante qui s’abattait parfois sur la région ne rebute des clients. La balade des Menhirs avait été un enfer, du moins pour les mâles qui s’étaient désolés du manque de flux magiques qui baignaient les mégalithes. Et pour cause, envahi de touristes et d’enfants braillards, le sentier ne brassait plus aucune des ondes sereines de la nature. Ce qui lui avait valu d’être rayée aussitôt, par Izaac, de la liste des activités à proposer. Amener leurs clients dans un tel endroit était impensable ! L’arrivée à l’hôtel s’était faite en douceur, le Concepteur prenant en charge de nouvelles négociations en apprenant que l’équipe n’était pas logée au même étage.

Pire encore, la valise de Séléna restait introuvable. Heureusement, la sorcière avait déniché de jolis ensembles pendant que les mâles étaient partis en quête de chaussures plus adéquates et de tenues plus décontractées pour leur pilote. Celui-ci, parlant avec réserve lors des repas, s’était alors enquis de ce tout ce que son cousin avait omis de lui préciser lors de sa proposition d’embauche.

C’était éreintée, que la photographe avait rejoint sa chambre pour profiter d’un peu de calme. La vie avec sa chroniqueuse de meilleure amie n’était jamais de tout repos. Et si la perte de ces affaires l’avait scandalisée, lister à Ezéchiel des idées non exhaustives de ce qu’il aurait à vivre parmi eux l’avait beaucoup amusée.

La nuit s’était déroulée sans heurt et c’étaient de bonne humeur que l’équipe s’était réunie sur l’embarcadère pour un brainstorming de la journée à venir. Enfin, jusqu’à ce que le griffon comprenne que pour aujourd’hui, il ne serait pas le capitaine du navire. Déconfit, il était monté en rechignant légèrement, se confondant dans la horde de touristes qui avaient pris d’assaut le petit navire. Son humeur s’était considérablement améliorée une fois le bateau mis en route, ce qui avait aidé Violine à se détendre malgré la proximité du mâle.

Prenant sur elle, la jeune femme se concentrait sur son travail pour oublier les dizaines de personnes inconnues qui l’entouraient. Elle n’avait pas manqué de remarquer trois grands types baraqués un peu en retrait sur sa droite. Pas moins que le groupe d’étudiants brassards qui s’agitaient dans les sens sur le pont et la faisait se sentir mal à l’aise dès qu’ils l’approchaient. L’un d’eux l’avait même frôlée.

— J’apprécierai que tu évites de mettre des photos de moi sur les réseaux ou dans le catalogue. Sauf celles où l’on ne me reconnait pas.

Relevant la tête au son de la voix basse et calme du griffon, Violine mis quelques secondes à comprendre qu’il s’adressait à elle. Et pourquoi ? Toujours concentré sur l’horizon, il arborait un air neutre qu’elle ne sut comment interpréter.

— Ô, oui bien sûr. Je ne me permettrais pas. Il me faudrait de toute manière une dérogation écrite pour le faire.

Un steward parla dans les affreux haut-parleurs du navire, les enceintes crachotant un flot de mots incompréhensible qui couvrira la fin de sa réponse. Pour un humain, s’entend. Ezéchiel était doué d’une ouïe exceptionnelle qui devait souffrir de la piètre qualité du bateau.

— Comment peut-on conduire un engin pareil ? se plaignit son nouveau collègue en rabattant un peu plus sa capuche. Je ne sais pas comment vous fonctionnez habituellement, mais personnellement je ne conseillerais à personne de prendre ce navire.

— Tu dis ça uniquement parce que tu ne le conduis pas toi-même ? roucoula Séléna en prenant place juste à côté de lui.

Par chance, une passagère venait de se lever pour courir après ses marmots, qui s’attaquaient à une bouée de sauvetage. Ce qui permit à la chroniqueuse de poser ses fesses au sec. Violine ignorait si le mâle goûtait à la plaisanterie. Elle jura pourtant voir le bas de son visage s’étirer sous l’épais plastique de son ciré. D’un coup, un craquement indiqua à la photographe qu’il venait de remettre en place l’un ou l’autre de ses os. Un bruit qui lui rappela d’autres temps.

— Les bonnes manières ne sont vraiment pas ton fort.

Alerté, Izaac les rejoignit. C’était la troisième fois aujourd’hui que Séléna commettait un manquement au savoir-vivre, avait mentalement noté Violine. Une fois au déjeuner, alors qu’elle s’était servi la dernière crêpe sans demander si quelqu’un en voulait. La seconde, lorsqu’elle s’était plainte à haute voix du nombre impressionnant d’enfants et de personnes âgées. Pour ce que connaissait la photographe des griffons, c’était un exploit qu’elle n’ait pas encore eu de remarque.

— Non, en effet, s’interposa le concepteur en se laissant tomber entre sa compagne, qu’il repoussa tendrement, et Ezéchiel. Judicaël aurait dû te prévenir de l’insolence de notre star personnelle.

Vexée, la chroniqueuse lui tira la langue en agitant ses cheveux.

— C’est celui qui dit qui est !

Un cliché supplémentaire. Par réflexe, les doigts de Violine avaient ripé sur les commandes et son œil cadré l’instant enfantin. Cette distraction lui permit d’occulter la tension qu’elle ressentait. Les yeux dorés du griffon se posèrent automatiquement sur l’appareil.

Le cœur de la sorcière accéléra, faisant battre ses tempes.

— On a tous nos petites manies. Ne t’inquiète pas, ce sont les bêtises de Séléna qu’elle a prises en photo, pas toi. Enfin, ton tour viendra, comme à nous tous. Violine ne résiste jamais à une composition ou un moment volé particulièrement intense.

— Tant que cela ne finit pas sur internet, je m’en fiche, se désintéressa Ezéchiel en retournant à sa contemplation.

Une légende, jamais confirmée ou infirmée par leur race, disait que les griffons avaient le don d’entendre ce qui se cachait derrière les paroles. Étourdie, Violine espéra que ce ne soit pas le cas. Imaginer qu’il puisse deviner ce qu’elle cachait était déjà bien assez embarrassant. D’instinct, elle passa une main derrière son oreille.

— Pour répondre à ta première interrogation, reprit Izaac, Judicaël craignait que tu ne sois pas libre à temps quand il a appris la désertion de Martial. J’ai dû tout organiser avec les prestataires en partant du principe que je conduirai la voiture et que nous ne pourrions pas louer de bateaux. La mini croisière était donc tout indiquée pour visiter les îles.

— C’est donc à lui que je dois cette torture…

— Des réclamations ?

S’armant de ses fidèles stylo et cahier, l’elfe approcha de la case négative attribuée à cette activité.

— Je ne préfère pas, refusa diplomatiquement le griffon.

— Aller petit lion, on doit tous donner du nôtre pour l’agence. J’ai déjà noté tout ce qui me dérangeait, vas-y crache ton venin.

Appuyée sur Izaac, Séléna se penchait si fort que Violine surprît le regard mécontent d’une passagère dont le mari venait de loucher dans son décolleté. Adressant un regard en coin à la photographe, Ezéchiel ourla un coin de ses lèvres. Le surnom ne semblait pas le déranger outre mesure.

— Ma nature se veut juste et impartiale.

— Ce qui fera de toi un excellent critique, convint la chroniqueuse avec impatience, vas-y balance.

Les prunelles acérées du surnaturel passèrent en revue le pont du bateau. Se concentrant sur les vagues de magies qui lui parvenaient à intervalle régulier, Violine sur ce qu’il répertoriait. Il avait un troll, six gobelins, deux faës et trois familles de métamorphes éparpillés sur le navire. Choquer l’un d’entre eux ne serait pas une idée de génie.

— Je préfère vous rendre mon compte rendu par écrit.

— Tu n’es vraiment pas drôle, décréta Séléna en se relevant. Hé ! regardez, on arrive enfin sur la première île !

Les paysages étaient pour le moins jolis et typiques. Assez que pour permettre à la photographe de faire quelques clichés, mais rien qui ne l’inspirait vraiment. Les îles accessibles aux touristes étaient peu nombreuses et prises d’assaut. Le manque de poubelles, flagrant ! Condamnées à pique-niquer dans un endroit bondé, les membres de l’agence avaient dû transporter leur ordure dans leur sac. Un point en moins pour l’organisation. La deuxième destination était pire, une seule route, des milliers des personnes amassées sur la plage. De quoi bien refroidir Izaac qui avait passé les dernières heures à excuser le comportement des humains auprès des Dieux. Les surnaturels, présents en nombres, n’étaient pas difficiles à repérer. Des portées entières de métamorphes s’ébattaient sur la plage. Un couple surprotecteur de loups-garous ne lâchait pas d’une semelle leur petit. Quant aux sorcières… certaines d’entre elles s’étaient réunies en cercle dans l’eau pour un rituel.

Heureusement, la mode allait à l’ésotérisme chez les humains.

— Non, mais je rêve, geignit Séléna en remarquant leur manège. Elles sont stupides ou quoi ?

— Juste trop jeunes, tempéra Ezéchiel qui détourna les yeux en voyant la chroniqueuse déboutonner son haut. Regardez-les, elles ne doivent pas avoir quitté l’adolescence.

— Ce n’est pas une raison, bougonna la sorcière en se débarrassant de son short. Allez, Violine, viens, on va s’amuser un peu !

Se léchant les lèvres, la photographe jeta un coup d’œil à la dérobée à ses collègues. Elle l’avait vu venir, comme Izaac qui venait de fourrer les vêtements de sa belle dans son sac. Liée à l’eau, Séléna était dans l’endroit idéal pour donner une petite leçon de discrétion à ses inconscientes. Magnifique, dans son bikini azur qui faisait ressortir la blancheur de sa peau, la chroniqueuse s’avança sur le sable, se retournant avec ostentation sur son amie pour l’inciter à les suivre.

— Viens, je suis sûre que le nouveau et mon mâle se remettront de t’avoir vue en petite tenue sur la plage.

Ça oui, elle n’en avait aucun doute. Ce n’était pas pour autant que cela ne la gênait pas elle. Mal assurés, elle retira ses chaussures, goûtant à la sensation des grains chauds s’immiscent entre ses orteils.

— Ce ne sera pas la première fois pour moi, lui rappela Izaac avec douceur pour l’encourager. Donne-moi ton appareil photo et va donc t’amuser.

Se délestant de son précieux et lourd appareil, elle grimaça à l’idée de l’abandonner. D’une main, elle en tendit la courroie au Concepteur, ce fut pourtant Ezéchiel qui le réceptionna. Craquant son poignet d’un seul mouvement, il parut décontenancé en comprenant que l’écharpe imprimée ethnique majoritairement orange, qu’elle portait était en réalité la sangle de l’objet.

— Qu’allez-vous faire ? s’inquiéta-t-il sceptique.

Plus mesurée, que son amie, elle ôta ses habits avec une certaine gêne. Plutôt pudique, Violine n’avait jamais apprécié de s’afficher aux yeux des hommes. Et pour cause, son éducation sévère lui avait appris que c’était une chose plus que déplacée. Son fiancé l’avait morigénée à de très nombreuses reprises sur ce sujet. À ses yeux, rien n’était acceptable au-dessus du genou et plus haut que le coude, hors de l’intimité. C’était à Séléna qu’elle devait sa garde-robe plus osée. Elle se souvenait encore de l’achat de sa première jupe courte et de la réaction de son futur mari.

Un frisson la parcourut à ce souvenir. Seulement, elle ne pouvait pas mouiller ses vêtements. Sa journée de travail n’était pas terminée. Tirant un grand paréo à fleurs de son sac à dos, Violine l’enroula autour d’elle, se créant une robe moulante et transparente qui le couvrirait plus que les deux bouts de tissu choisis par son amie. Alors, tournant le dos à ses collègues, elle rejoignit Séléna dans l’eau. Les flots bleus avaient été tiédis par le soleil timide de l’été, de sorte que s’il était agréable de s’y trouver, la jeune femme n’y aurait pas passé sa journée. Un sourire de connivence aux lèvres, la chroniqueuse s’approcha subrepticement du cercle d’où s’échappaient des ondes de magie mal contrôlées.

Certainement les très jeunes membres d’un Coven qui cherchaient à s’émanciper un peu du jouc familial.

Leur pratique n’était pas très bonne et les énergies mal équilibrées. Arquant sa bouche en une moue circonspecte, Violine déplora leur maîtrise détestable du don. Encore une assemblée qui avait cru pouvoir se départir de Prêtresse de talent pour les guider et qui avait fait avec les moyens à leur disposition. La Grande-Prêtresse de son propre Coven en aurait eu des boutons ! Les vaguelettes que les très jeunes filles créaient étaient une preuve visible de leur manque flagrant de pratique.

Se mordant la bouche avec délectation, Séléna haussa un sourcil pour s’assurer que Violine était prête à la première phase de leur plan. Elle ferma aussitôt les yeux, se plongeant dans les remous de l’océan pour se connecter à chacun de ses mouvements, sentir les forces qui y pulsaient, pour s’y abandonner. La photographe soupira d’aise. C’était si bon. Son élément premier était l’air, ce qui expliquait en grande partie son besoin de voyage et de liberté. Autant que l’oppression qu’elle avait ressentie la plus grande partie de sa vie. Son éducation stricte et son apprentissage intransigeant avec font d’elle une sorcière polyvalente, capable de trouver la magie dans toute chose et la détourner.

Elle ressentit la présence espiègle de son amie, que l’idée seule de taquiner les gamines mettait déjà en joie. S’y connectant, elles préparèrent leur sort. La présence de Séléna la mena à se réjouir à l’idée du vilain tour imaginé par la chroniqueuse. Ne pouvant résister à l’idée d’admirer ce qui allait se produire, toutes deux ouvrirent les yeux au moment de lancer l’attaque. La magie pulsa sans crier gare dans le cercle.

Incapable de savoir d’où provenait l’attaque, le Coven improvisé se mit à pousser de petits cris, tandis que des pichenettes d’eau salée leur éclaboussaient à tour de rôle le visage. Guidé par les invocations qu’elles avaient faites, le pouvoir se déversait dans la ronde qu’elles avaient créée, les prenant de plus en plus rapidement pour cible au fur et à mesure que la panique leur faisait perdre le contrôle.

De loin, les vacanciers auraient l’impression de voir un groupe d’amies s’amuser à se lancer des gerbes d’eau au visage. Perdues et désarçonnées, les jeunes filles s’égaillèrent dans tous les sens en poussant des petits cris et un gémissement qui rappela à Violine la basse-cour de la ferme juste au-dessous de sa maison d’enfance.

Image parfaite de l’innocence, Séléna se tourna vers son amie, un rictus réjoui ourlant sa bouche. Ses cheveux roses libérés en cascade sur ses épaules, elle affecta un mouvement de starlette pour les rejeter en arrière, fière de son coup. Plus mesurée, Violine unifia ses lèvres pour masquer les gloussements qui menaçaient de sortir de sa gorge. À cet instant, les yeux pétillaient de toutes les deux de malices.

— On ne les reprendra plus de sitôt à s’afficher en public, s’autocongratula la chroniqueuse.

CHTACK ! Le son caractéristique du déclencheur de son appareil attira l’attention de la photographe en direction de la plage. La bouche entrouverte, elle balaya des yeux le sable jusqu’à s’arrêter sur les mâles qui les attendaient, chaussures à la main, de l’eau jusqu’aux mollets. La sangle bariolée passée autour de son cou pour éviter de laisser tomber le précieux objet Ezéchiel avait la moitié de son visage caché par la masse noire de son bébé personnel. Choquée, Violine sentit ses yeux s’écarquiller et une jalousie possessive se rependre dans ses veines.

— S’il n’avait pas ton appareil dans les mains, je lui ferais payer son outrecuidance, menaça Séléna dans un claquement de langue qui ponctua ses paroles. Il ne perd rien pour attendre.

La vengeance de la chroniqueuse serait terrible. Elle-même, malgré les sentiments qui se bousculaient en elle, amassant sa magie, n’oserait jamais s’attaquer à un mâle qu’elle savait plus fort qu’elle. Comme toujours, Séléna s’en chargerait pour elle. Menton relevé, nez froncé dans une attitude de starlette, son amie entraina Violine à rejoindre les mâles en ondulant des hanches. Un demi-sourire en coin sur les traits, Ezéchiel les nargua en lissant d’une main sa barbe cuivrée.

— Alors, qu’est-ce que ça fait de se faire prendre en photo par surprise ?

La langue rose de la chroniqueuse sortit de sa bouche pour lui répondre, assortie du claquement d’une bulle de chewing-gum qui éclate. Le griffon ravala immédiatement sa superbe, sa mâchoire craqua à son tour. Une main emprisonnant celle de son amie, la chroniqueuse leur passa devant sans leur prêter la moindre attention, encourageant son amie à faire de même. Violine, les joues rouges et un peu tremblantes, tandis ses doigts libres en direction de son précieux bébé électronique. D’un geste mal assuré, le griffon lui rendit avec respect.

— Je ne parierais pas sur lequel d’entre vous deux auras le premier sa revanche, commenta pensivement Izaac.

Assis à bord d’un bateau beaucoup plus petit que la veille, Ezéchiel craquait les phalanges à intervalle régulier. Au moins ce capitaine-ci savait ce qu’il faisait, contrairement à celui de la navette de la veille qui n’écoutait ni le vent ni les marées. Une torture pour le griffon. Dans l’espace restreint de l’embarcation, il se trouvait bien trop proche de la petite photographe à la timidité maladive. Son grand corps tourné sur l’allée, il essayait de lui donner un maximum de place possible. Le claquement irritant de son engin de malheur mitraillait le cromlech à moitié enseveli sous l’eau, autour duquel le bateau faisait des cercles qui rendaient la plupart des visiteurs nauséeux. Lui-même devait s’accrocher à sa culpabilité et au souffle du mistral pour éviter d’en ressentir les effets dévastateurs du mal de mer. Un comble pour un pilote tel que lui.

Coudes posés sur les genoux, il surveillait d’un œil la direction de l’île en calculant mentalement les courants et les vents qui les y amèneraient. Installés sur la banquette juste derrière lui, Séléna et Isaac s’émerveillaient du spectacle, comme les autres passagers. Ezéchiel, lui, ne pouvait se résoudre à surplomber Violine en se retournant sur elle. Il n’avait pas pu manquer de voir la réticence que hurlait le langage corporel de la demoiselle dès qu’un mâle s’approchait. Ou une autre femelle, pour peu qu’elle le fasse trop vite, comme la serveuse qui s’était matérialisée devant eux au dîner. Le doute qui voilait alors ses yeux le mettait mal à l’aise. Bien moins cependant que la colère contenue et le sentiment de trahison qui avaient animé les gestes de la jeune femme après qu’il ait osé utiliser son appareil photo la vielle.

La voir soumise à l’envie de le remettre à sa place, tout autant que désirer disparaître dans le sable lui avait procuré une impression d’injustice qui lui collait à la peau. Née dans la droiture, son espèce ne pouvait pas se permettre de laisser cette situation telle qu’elle était. Sa race était juste, impartiale et portée sur la politesse et les codes de l’honneur. Ce qui s’était voulu être une boutade, lui donnait à présent la désagréable sensation d’avoir violé une part de l’intimité de Violine. S’il avait compris que l’objet était personnel et non professionnel, jamais il ne serait permis de lui rendre la monnaie de sa pièce en la photographiant.

Il fallait dire qu’ainsi dans l’eau, complices, les sorcières avaient eu l’air de petites filles fières de leur farce. Un instant dont il avait cru qu’elle aimerait se souvenir. Le regard qu’elles avaient échangé, ses sourires, lui avait rappelé ses cousines et les facéties dont il avait souvent été la cible. Jamais il n’avait été dans son intention de blesser la photographe que Séléna défendait farouchement. La rancœur de la chroniqueuse lui avait sans doute valu que les serveurs se « trompent » dans tous les plats et boissons qu’il commandait depuis l’incident. Le message en tout cas était clair : pas touche à Violine et son appareil !

Ce petit tour l’horripilait, même s’il devait avouer l’avoir mérité. Cependant, sa contrariété ne l’aidait en rien à soulager sa conscience. Avoir blessé la photographe l’avait tenu éveillé la nuit entière. L’une des malédictions des griffons. Impossible pour lui de retrouver la paix, tant que justice n’aurait pas été rendue. Et ce n’était pas la vengeance de Séléna qui l’aiderait à soulager sa conscience.

Il devait absolument s’excuser auprès de la jeune femme.

Voilà exactement la raison qui l’avait poussé, à tout d’abord, à refuser ce poste : on risquait bien moins enfermés dans des cabines de commandes, loin des clients, qu’en partageant tout son temps avec d’autres personnes. Et pourtant, il adorait les relations humaines. C’est ce qui l’avait poussé à vouloir taquiner la jeune photographe.

Il ne devait sa place qu’à l’insistance de son cousin et à la traitrise de celui-ci, dans appeler aux lois ancestrales de la Volée : il n’y avait que justice à rendre service. Si le « service » en question était d’autant plus grassement rémunéré et s’accompagnait de voyages pour la durée de son contrat, il n’avait eu aucune raison valable de refusée. Surtout après l’appel de sa mère. La traitrise de Judicaël de faire appel à sa tante lui restait au travers de la gorge. Sans doute était-ce cela qui avait poussé son nouveau patron à rajouter un zéro à sa paye. L’équité.

Les astres lui étaient favorables, c’était une chance. L’endroit où ils se rendaient était propice à la quiétude et à l’appel de la sérénité. La visite de « cairn de Gravinis » était un évènement qu’il fallait réserver plusieurs jours, voir plusieurs mois à l’avance. Pour protéger le site, le comité surnaturel local, caché derrière une association, avait obtenu qu’il soit visitable par un nombre très restreint de voyageurs. C’était un lieu dont il avait souvent entendu parler, et souhaitait visiter avec ardeur. De tout ce qu’il avait entendu, la magie que s’en dégageait était si primitive et ancestrale qui prenait la plupart des surnaturels au dépourvu, les secouant jusqu’aux os.

— À quoi tu penses ? lui lança la voie mentale d’Izaac dans son esprit. J’espère que la plaisanterie des filles ne t’atteint pas trop.

Alors, c’était bien elles. Cette constatation le soulagea autant que l’intrusion de l’elfe dans son esprit le dérangeait. Les êtres de la forêt avaient ce don exaspérant de pouvoir parler par la pensée, ils ne pouvaient heureusement pas lire tout ce qu’ils souhaitaient à leur guise. Une réponse consentie était nécessaire pour un contact. Tout comme on pouvait repousser ces invitations impromptues.

L’inquiétude qu’il décela dans sa question le poussa à réagir.

— Au fait que je me suis bien mal comporté et qu’il me faudra trouver comment me faire pardonner mon affront.

— Tu ne pouvais pas savoir l’attachement que Violine porte à son précieux boîtier rouge. Tu viens à peine de nous rencontrer.

— J’aurais dû t’écouter quand tu m’as enjoint de veiller à cet engin aussi précieusement que s’il était en verre. Je pensais que tu plaisantais et voulais conserver les intérêts de l’agence en évitant que je ne le casse.

Oui, il avait commis cette redoutable erreur. Ne pas comprendre que la personnalisation de la courroie signifiait que l’appareil était personnel. Il aurait dû pourtant. Ses collègues ne semblaient pas adeptes des motifs ultras colorés. Cela n’aurait pas dû être bien compliqué à comprendre au regard empli de doute qu’elle avait jeté au jeune homme lorsqu’il lui avait tendu la main pour réceptionner le boîtier.

— Si j’avais pu t’arrêter à temps, je l’aurai fait, s’excusa Izaac alors qu’il embrassait la tempe de Séléna lovée contre lui.

— Une idée de comment je devrais m’y prendre ?

— Soit toi-même, conseilla-t-il simplement. Violine a besoin de sincérité. De prudence également et de douceur.

― Merci, j’avais remarqué. Pas de brusquerie ou de surprise.

― Arrêtez vos messes basses, se plaignit la chroniqueuse avec une mine boudeuse, ce n’est pas poli. Les griffons c’est ultra poli non ?

Un déclic de l’appareil, et le silence. La part animale enfuie en Ezéchiel l’avertit que l’attention de la seconde sorcière se portait maintenant entièrement sur eux. Il avait pourtant veillé à être discret et conserver un air impassible en discutant avec Izaac. Peut-être l’elfe s’était-il trahi tout seul. Après tout, son amante devait bien le connaître. Brutalement, la bête en lui voulut qu’il se retourne pour débiter des excuses sincères à la jeune femme qu’il avait blessée. Repoussant cette part de lui-même, il n’en fit rien. L’animal mis lion, mis aigle pencha la tête pour le défier de ses yeux dorés déstabilisants. Le jeune homme lui renvoya les diverses réactions de Violine à des mouvements trop spontanés. Surprise, elle finirait à la mer vue la manière dont elle se tenait sur son siège. Sa part animale capitula avant de se retirer. Une longue argumentation n’était pas nécessaire avec son griffon. Il savait reconnaître les vérités quand elles se présentaient à lui.

― Mesdames et Messieurs, nous voici arrivés au Cairn de Gavrinis, débita la voix nasillarde du capitaine au travers des haut-parleurs crachotants.  Je vous laisse en compagnie de ma collègue pour la visite.

L’embarcation eut un mouvement abrupt assorti d’un choc avec le ponton que les bouées amortirent. Déjà debout, la plupart des passages tanguèrent. Ayant le pied marin, Ezéchiel ressentit à peine la secousse, son instinct le poussa toutefois à tendre le bras derrière lui. Sa main heurta le buste de Violine qui s’était relevée, sans y réfléchir, la photographe s’y agrippa pour conserver son équilibre.

― Mais qu’ils sont bruts, gémit Séléna en quittant son siège soutenue par Izaac. J’espère que tu conduis mieux que ça. Martial ne nous a pas habitués à de tels traitements.

― Tu oublies le jour où tu as insisté pour visiter, je ne sais plus quelle grotte, en plein début de tempête, releva l’elfe en la guidant vers l’avant du navire ou les autres débarquaient. Nous avons tous été malades.

Il fit un clin d’œil à Ezéchiel et sauta sur la terre ferme.

― Lâche là, elle ne retira jamais sa main seule.

L’injonction, polie, mais ferme fit hâtivement faire un pas en avant au griffon, séparant ses doigts du contact de Violine qui semblait s’être statufiée. Lui jetant une œillade curieuse, il remarqua que la sorcière était quelque peu étourdie. L’une de ses mains crispées à son appareil, elle respirait avec une lenteur calculée. Le mâle plissa les yeux, encouragé par sa bête. Il ne pouvait pas l’avoir heurtée au point de lui couper le souffle. Son geste n’était destiné qu’à la maintenir.

― Viens, elle descendra en dernier.

Depuis la terre ferme, Séléna faisait mine de ne pas s’inquiéter de son amie, jouant d’une main dans l’eau translucide. Les coups d’œil réguliers qu’elle donnait dans sa direction ne pouvaient tromper que les humains. Placé entre sa sorcière et le bateau, Izaac avait l’air de l’empêcher de se précipiter à la rescousse de la photographe.

Ce manège titilla sa curiosité, celle que ses parents s’étaient efforcés d’étouffer depuis son enfance. Un griffon était serviable et distribuait son aide sans avoir à être avide de secrets. Se redressant de toute sa stature, Ezéchiel prit le pli d’obéir à son supérieur. Judicaël avait été très clair sur ce point : le Concepteur commandait absolument tout ce qui se déroulait durant leurs voyages. Exceptés si cela mettait en danger la vie ou l’intégrité physique de ses collègues ou lui-même.

Ce point avait beaucoup dérangé le griffon qui n’appréciait que peu remettre son jugement entre les mains d’un autre. Heureusement, Izaac lui avait donné une bonne impression dès leur première rencontre. Un instinct ancien lui confirme qu’il pouvait faire confiance à cet homme solide d’origine latine qui ne semblait pas s’en laisser compter. Séléna avait beau donner l’impression de le mener à la baguette, ce n’était qu’une illusion. Ce qui était une bonne chose. Car si elle avait tout d’une femme intelligente, sa superficialité apparente n’était pas entièrement un jeu.

Tous les passagers descendus, la visite commença. Bien à l’avant du groupe, Ezéchiel rejoint ses deux collègues, abandonnant Violine qui resta un moment sur le ponton. La guide, une kobold, se mit à distiller des informations, assez complètes pour ne pas donner l’impression aux touristes d’être spoilé, mais trop floue que pour encourager les humains venus chercher en ces lieux une magie qu’ils ne pourraient jamais toucher du doigt.

Or, les pulsations d’énergies étaient partout, comme étouffées, du moins pour les surnaturels capables de les sentir. Une pointe de déception gagna le griffon au souvenir des lectures qu’il avait fait sur cet endroit et sur les dires de nombreuses connaissances. L’île était comme tous les endroits connus : polluer par la présence humaine et l’incroyance.

― Maintenant, nous allons passer sur un lieu sacré, avertit la kobold l’air sérieux. Je vais donc vous demander de ne pas vous moquer, rire ou encore parler à voix haute. Il y aura des questions qui vous seront posées, veuillez répondre sur le même ton.

L’air aimable, elle ouvrit deux grandes portes. La succession de claquement du déclencheur de Violine se rapprocha, rassérénant Ezéchiel sur l’état de sa collègue. Approchant Séléna, la sorcière se posta à côté d’elle, le plus éloigné possible du groupe. Surveillant les alentours, la chroniqueuse avança en prenant soin de rester le plus possible en retrait. Ils passèrent le portail pendant que le jeune homme observait leur manège. La magie qui se déploya autour du Cairn le submergea. Vague puissante, elle l’atteignit en pleine poitrine. Autour de lui, les sorcières et Izaac n’en menèrent pas plus large.

Une félicité comme il en avait rarement connu régnait sur cet endroit, s’infiltrant dans son âme. Il y avait une plausibilité palpable sur cette minuscule colline perdue au milieu d’autres îles. La guide leur sourit et haussa un sourcil fier. Laissant les autres touristes faire à leur aise le tour du monument, elle s’approcha des membres de l’agence. Agenouillée, Violine prenait déjà des photos, bouche ouverte derrière l’écran de son appareil.

― C’est prenant, n’est-ce pas ? murmura-t-elle en se plaçant à la droite d’Ezéchiel. Chaque visite de surnaturels renforce sa puissance. Il ne donnait pas aussi fort quand j’y suis venue la première fois, enfant.

Elle sentait un mélange de sel et de terre, d’algues et de feuilles. Cette constatation le sortit de l’hébétude dans laquelle l’avait placé la magie tourbillonnant en ses lieux.

 ― Oui, cela faisait des années que je n’avais pas ressenti cela. C’était lors d’une éclipse, tous les surnaturels de ma région s’étaient réunis dans une forêt pour célébrer l’évènement.

― Vous êtes pilote ? demanda-t-elle de but en blanc en indiquant la broche qu’il ne quittait jamais, visible sous son ciré ouvert.

Ah, c’était donc cela. Se retirant, Séléna roula des yeux en mettant deux doigts dans sa gorge, faisant semblant de vomir. Bien orientée, la sorcière permit à ses collègues de voir son geste, la guide en revanche, y échappa, toute sa concentration absorbée par le mâle.

― Martial avait le même problème. Sauf que lui était marié, ricana Izaac dans son esprit. Fais ce que tu veux, rien ne l’interdit dans le règlement, tant que c’est après dix-huit heures et que nous n’avons aucun impératif, tu n’es plus en service avant huit heures.

― Oui, privé, répondit-il, tandis qu’elle le dévorait des yeux avec une insistance plus accrue. Nous travaillons pour une agence de voyages spécialisée dans l’organisation de vacances de riches surnaturels.

― Oh ! Vous devez en voir du beau monde !

Non, pas du tout.

Sans demander la permission, elle posa une main désinvolte sur le torse du griffon dont la bête intérieure s’offusqua. Ne cachant plus qu’elle désirait flirter, la kobold se mit à jouer avec la broche, ce qui l’irrita. Il n’était pas du genre coup d’un soir, bien qu’il profite de la vie. Laisse n’importe qui sauter dans son lit, par profit, ne lui semblait pas acceptable ou juste. Surtout lorsqu’il s’agissait d’une humaine, il avait toujours eu l’impression de les tromper.

L’attitude de la guide lui donnait autant envie de reculer et de l’éconduire qu’elle n’éveillait en lui des sensations qu’il se surprit à vouloir explorer davantage. Sa dernière petite amie l’avait quitté trois mois auparavant et il n’avait eu personne depuis. La silhouette de Violine se déplaçant sur sa gauche pour prendre un cliché de la mer rappela sa conscience à l’ordre.

― Je suis officiellement au travail jusqu’à dix-huit heures.

L’information donnée, il recula d’un pas, se séparant d’elle. La kobold n’en parut pas affectée. Sortant un calepin, elle griffonna un numéro, avant de déchirer la page et le contourner pour glisser le morceau de papier dans la poche arrière de son pantalon. Le contact des doigts de la jeune femme sur ses fesses l’électrisa. La présence accrue de magie le rendait toujours beaucoup plus sensible.

― Je serais de retour sur le continent à dix-neuf heures, appelle-moi. Je préfère prévenir, je préfère les chambres d’hôtel quand ce n’est pas sérieux.

Un léger ricanement monta de devant eux, face à son aplomb. À trois pas de là, Séléna et Violine avaient plaqué le revers de leur veste sur leur bouche pour étouffer leur hilarité.

― Well done !

― Ta gueule…

L’insulte lui échappa sans qu’il ne le veille, le sourire éclatant d’Izaac sur son teint allé le rassura sur les conséquences de son impolitesse. L’elfe s’amusait beaucoup.

Agacée d’avoir été entendue, la guide tapa des mains pour rappeler à elle le groupe, expliquant ce qu’ils trouveraient à l’intérieur du Cairn. Elle précisa qu’ils seraient en groupe réduit à l’intérieur, dans la pénombre, afin de préserver le lieu. Tout le monde s’égailla, se séparant par quatre ou cinq. Arbitrairement, la kobold les invita à être les derniers à quitter les lieux. Séléna en profita pour poser sous l’objectif de Violine qui mitraillait sans cesse, comme emportée par l’ambiance des lieux. Isaac prenait distraitement des notes, sur ce qu’il ressentait, noircissant une page entière de son cahier à spirale.

SlowTravel, à vous ! les héla la guide en leur tendant des lampes torches, elle fit un clin d’œil à Ezéchiel. Quoique vous n’en ayez pas besoin. Ça doit être tellement merveilleux d’être nyctalope.

Plus flatté qu’il ne l’aurait dû qu’elle s’intéresse à lui, le griffon arqua le coin de ses lèvres en un sourire qu’il savait charmeur. Ses cousins et lui avaient passé des heures dans le miroir à travailler cette mimique. Au point que Judicaël lui rabâchait qu’elle était devenue sa signature et qu’il l’arborait parfois sans le savoir.

Il suivit ses collègues dans l’étroit couloir gelé qui respirait la magie à plein nez. Les pulsations s’accentuèrent autour de lui, embrouillant un peu de ses pensées. La seule chose qui lui parut claire était qu’il ne manquerait pas de composer le numéro enfui dans sa poche. Il n’y avait aucun mal à se faire du bien. Ses yeux s’accoutumèrent d’eux-mêmes à l’obscurité, lui dévoilant les profondes gravures que les autres ne pouvaient que deviner. Trop grand pour l’endroit, il se plia pour éviter de se cogner au plafond et ramassa sa grande carcasse en resserrant les épaules. Dans la petite antichambre du fond, ses collègues étaient à présent presque en transe. Hypnotisés par les entrelacs, sur le mur et le plafond, ils restaient à profiter de l’instant et des énergies qui s’emmêlaient, caressant leur peau. Même le claquement incessant du déclencheur s’était tu. Immobile, Violine avait enlacé ses doigts à ceux de son amie, respirant de concert.

La magie ondulait, caressant chaque parcelle de sa peau qu’il sentit vibrer. Tout en lui s’éveillait, son propre don se confondant avec les vagues de sortilèges anciens qui restaient vivaces. L’attention de son griffon suivait les gravures,  par ses dessins qu’il crut apercevoir se mouvoir dans la pierre. Avançant le long du couloir, il s’arrêta juste avant l’alcôve. Ce qu’il voyait, ressentait, le charmait, ravivant en lui des choses qu’il n’avait pas connues depuis son enfance. Et d’autres qui lui semblaient plus secrètes.

― Youhou, vous m’entendez ? Il faut revenir ! appela la guide.

Une vibration pure de magie de la terre fit éclater la bulle dans laquelle ses collègues étaient enfermés en même temps que la sienne. Ébahi, Ezéchiel étendit chacun de ses muscles. Une douleur lancinante irradia dans sa tête, quand il la cogna avec force sur le plafond trop petit. Ses épaules éraflèrent les murs, griffant son ciré. Il gronda intérieurement, en plus de profané un lieu sacré, il allait s’attirer les remontrances de Séléna et sa fashion police.

― Les photos ! glapit Violine. Je n’ai pas pris de photo.

Le mouvement de protection auquel le força son corps le fit trébucher vers l’avant. Il s’échoua dans l’antichambre, un bras de chaque côté du visage masqué derrière son appareil de la photographe. L’objectif s’écrasa sur son nez qui fit remonter dans son crâne un terrible élancement. Son corps exprimant sa frayeur, la sorcière se plaqua contre la paroi du fond, actionnant sans le vouloir une autre prise de vue.

Voilà qui allait donner un beau souvenir, râle intérieurement le griffon. Le boîtier rouge se vengeait peut-être lui-même de son affront de la veille. Reculant de trois pas, il s’excusa promptement en traversant le couloir à reculons. La lumière du jour lui brûla la rétine à sa sortie, l’empêchant de voir l’expression de la guide qui l’aida un peu trop prestement à ne pas se prendre le pied dans la marche, en déposant une main fureteuse entre ses reins.

― Alors, qu’en avez-vous pensé ? chantonna-t-elle à son oreille.

― C’était… déstabilisant.

Inspirant entre ses dents, il émit un sifflement pour masquer sa douleur et massa promptement son crâne. Ezéchiel traversa la pelouse, sous les rires amusés des touristes, qui n’eurent aucun mal à s’imaginer les raisons qui le poussaient à avancer en ronchonnant.

Ses collègues sortirent à leur tour, Séléna un bras passé sous celui de son amie, qui était entièrement concentré sur ses clichés. Un doigt tenant l’une de ses mèches qu’elle entortillait nerveusement. Honteux de son comportement, et d’avoir rendu Violine encore plus nerveuse que d’ordinaire, il se mura dans le silence. Téléphone portable à la main, les sorcières se mirent à interroger la guide, quand Izaac approcha pour le rejoindre tandis qu’il regardait l’océan.

― Il y a plus discret comme approche.

― Cette fille ne veut que le privilège de se vanter d’avoir passé une nuit avec un pilote.

― Je ne parlais pas de ça, le taquina l’elfe. Mais fais gaffe, elle pourrait te demander de mettre ton uniforme.

― Connard.

Cette injure-là n’était pas accidentelle.

Complètement surexcitée depuis le matin, Séléna ne tenait pas en place. Et pour cause : elle s’était réveillée avec une bonne nouvelle ! L’hôtel avait enfin retrouvé ses bagages ! Ils avaient été échangés avec ceux d’une autre voyageuse, qui ne s’était aperçue de rien, et avait grimpé dans sa voiture, direction le fin fond de l’Italie. Le temps de comprendre son erreur, rappeler l’établissement et faire acheminer les valises, trois jours s’étaient écoulés. Ses vêtements seraient acheminés à sa prochaine destination. C’était donc en sautillant joyeusement qu’elle s’était habillée à la hâte avant de descendre à la réception afin de régler les détails.

C’était là qu’elle avait vu Ezéchiel raccompagner sa conquête jusqu’à l’entrée de l’hôtel ! Le coquin de griffon, l’ai complètement repu, avait salué leur guide de l’avant-veille avec une ferveur qui en disait long sur la nuit qu’il venait de passer.  Cela expliquait également sa bonne humeur de la veille. C’est qu’il avait remis le couvert ! En bonne journaliste d’investigation ─ après tout, elle avait suivi une formation pour apprendre à écrire ! ─ la chroniqueuse avait caché sa présence, intriguant le réceptionniste qui s’occupait de ses bagages.

Discrète, elle avait pris plusieurs photos avec son téléphone avant de remonter à la hâte dans sa chambre où elle s’était précipitée sur Izaac pour lui raconter ! Si son compagnon s’était montré intéressé et divertit par ses commérages, il n’avait pas manqué de lui rappeler que la vie privée d’Ezéchiel devait rester privée. S’en était suivi toute une série d’hypothèses, sur le nombre de fois où cela se reproduirait et à quelle fréquence la jolie broche que le griffon ne quittait jamais lui attirera ce genre d’attention. Séléna adorait parier ! Régulièrement, elle lançait des sondages sur ses réseaux et faisait participer ses abonnés : lots à la clef.

Hélas, pour ces statistiques-ci, elle devrait jouer seule !

Au déjeuner, Séléna avait eu bien du mal à ne pas lâcher des allusions pour compromettre le petit secret du pilote. Quoi que, Violine, qui avait sa chambre juste à côté de celle de leur collègue, ne devait rien ignorer de ses exploits de la nuit. Elle n’avait cependant pas encore eu l’occasion d’en parler à sa meilleure amie ! Le regard désapprobateur d’Izaac lui avait appris qu’il connaissait exactement le sens de sa pensée et lui déconseillait de faire quoi que ce soit. Quel dommage !

Rassemblant leurs bagages, ils les avaient entassés dans le tout-terrain de l’occasion et avaient pris le chemin des écoliers pour se rendre en Brocéliande. Le trajet prenant bien plus de temps que l’heure et demie annoncée par le GPS. Les mimiques d’un gamin dans un magasin de bonbons se partageant des mines sérieuses et concentrées, Ezéchiel avait sembler s’éclater à leur faire connaître des nombres de sensations fortes en passant par diverses petites routes qui avait tout de chemins de randonnée. Sa bonne humeur contagieuse avait sorti Violine de la torpeur dans laquelle elle s’était enfermée après l’incident du Cairn.

Bien calée contre la portière juste derrière le conducteur, la photographe avait à deux reprises laissé entendre son rire. Un son que Séléna avait pris plaisir à entendre. Il n’était jamais facile pour l’autre sorcière de faire la rencontre de nouvelles personnes. En particulier des hommes à la carrure impressionnante. Son Coven s’en était assuré. Tout comme ce crétin avec lequel elle avait failli se marier et avait perdu une partie de son adolescence et les débuts de sa vie de femme. La chroniqueuse avait envie de vomir rien qu’à l’idée que cette situation puisse devenir permanente.

― Nous commençons par la visite du village, puis balade en forêt, visite des sites les plus réputés, nous avons des réservations pour toutes les activités les plus demandées, on débriefe le tout, fin de journée, énuméra Izaac pendant qu’ils descendaient du véhicule. J’ai prévu deux jours sur place, cela devrait suffire.

Son chapeau d’aventurière vissée à sa tête, Violine sauta du véhicule pour prendre les premiers clichés de l’arche qui marquait l’entrée du village. L’avantage de travailler pour une agence huppée était qu’ils n’avaient pas souvent besoin de marcher bien longtemps pour se déplacer. Des places de choix leur étaient toujours réservées, là, c’était dans le parking du gîte qui faisait face à la muraille médiévale.

La chaleur harassante de l’été qui s’était transformé la veille en canicule accabla Séléna, forcée de quitter le confort de l’air conditionné. Tout aussi incommodé, Izaac fit la grimace, Ezéchiel n’en menant pas plus large. Un instant, la chroniqueuse envia son amie qui, absorbée dans son monde d’esthétisme, ne semblait pas ressentir l’agression du soleil. Une moue boudeuse aux lèvres, Séléna avisa de l’enseigne de leur logement. Un spa ! Il annonçait un spa ! Et ils allaient marcher !

Une casquette de pilote plongeant une partie de son visage dans l’ombre, Ezéchiel passa le premier sous l’arche. Sa haute silhouette fut aussitôt immortalisée dans un claquement, mains dans les poches de son short peu professionnel. Tout le corps du griffon se tendit, sa hanche craquant dans un mouvement agacé du bassin. L’application que mettait Violine à trouver la parfaite illustration l’agaçait sans aucun doute. La jeune femme se demandait si la désagréable habitude qu’il avait de faire craquer ses os était due à un quelconque tiraillement qui le poussait à vouloir se transformer. Elle avait posé la question à Izaac la deuxième nuit, grognon et fatiguée, l’elfe l’avait envoyée paître. Ce qui lui avait valu de se réveiller sous la brûlure d’une bande de cirés lui épilant le torse.

Les yeux rivés sur son écran, la photographe ne s’intéressa pas à la réaction d’Ezéchiel, vérifiant la netteté du sujet. Une expression que Séléna ne connaissait que trop bien illumina le visage de la jeune femme. Celle du cliché presque parfait. Elle releva aussitôt le visage sur le griffon qui s’était figé, en la regardant par-dessus son épaule.

― Quoi ?

Une main délaissant son appareil, Violine agita ses cheveux courts, en tirant une mèche qu’elle se mit à tortiller. La crainte que la chroniqueuse lue dans ses prunelles lui déplût. Il était temps qu’elle intervienne et prenne le contrôle de la situation.

Mâchant son chewing-gum, elle créa une bulle qu’elle fit éclater, attirant sur elle l’attention du pilote.

― Ne bouge plus et suis les injonctions de miss objectif, lui ordonna-t-elle d’un ton qui se voulait désinvolte tout en faisant passer qu’elle ne supporterait aucune résistance. Le perfectionnisme de Violine nécessite que tu refasses exactement ce que tu faisais, mais en mieux.

Un demi-sourire plutôt charmeur ourla les lèvres du mâle.

― Et comment fait-on pour mieux marcher ?

La pique n’atteignit pas Séléna qui incita d’un geste la photographe à répondre à sa question. Les deux mains revenues sur son appareil, elle semblait chercher ses mots. Ou plus précisément la manière de s’adresser au griffon pour éviter qu’il ne vrille un plomb et devienne violent.

― Violine, dis ce que tu veux, se mêla Izaac en approchant d’elle pour signaler sa présence. C’est la lumière, c’est ça ?

Agitant ses mèches, d’une main, la sorcière acquiesça.

― Il est dans l’ombre du porche, expliqua-t-elle la voix hésitante. Ce serait parfait s’il avançait exactement comme tout à l’heure, mais deux mètres avant, dans les rayons du soleil pour que je puisse le prendre juste avant qu’il n’arrive dans l’obscurité.

― Je suis si fascinant que ça ?

Plus sûre de lui qu’à son arrivée, Ezéchiel venait en une seule phrase et un rictus qui découvrit l’une de ses canines à souligner l’embarra de Violine, tout en essayant de badiner avec elle. C’est que sa conquête l’avait rendue bien trop sûre de lui ! Elle allait lui apprendre à se faire mousser. Au jeu des sous-entendus, Séléna n’était jamais en reste !

― C’est la casquette et le demi-uniforme, minauda-t-elle. Tout le monde sait que toutes les femelles se pâment devant tant de classe et de mystère. Mais tu dois le savoir…

La bouche de son amie s’ouvrit en grand sous la remarque, le visage à moitié caché par son boîtier rouge, elle resta bouche bée, son front se colorant cependant de rose. C’est qu’elle savait des choses la petite cachotière ! Dépité, Izaac se massa la tempe, las de ses enfantillages. Ezéchiel, lui cessa un instant de respirer, ses prunelles dorées et perçantes se dilatant au sous-entendu. Il passa une main le long de sa mâchoire, caressant sa barbe, il lui rappela une fraction de seconde son cousin Judicaël.

― Dis-moi exactement où tu veux que je me mette, Violine.

Son ton professionnel contrasta avec son apparence semi-décontractée, le griffon recula jusqu’à ce que la photographe lui demande poliment de s’arrêter. Plaçant ses mains dans ses poches arrière, il avança, docilement, le visage masqué par sa casquette. C’est vrai qu’il y avait un quelque chose de prenant dans cette composition. Il manquait cependant un petit « elle ne savait pas quoi » qui…

― Tu penses à ta conquête d’hier ?

CHTACK !

L’effet fut idéal, prit au dépourvu, Ezéchiel s’était retourné sur elle, menton levé et dans un angle parfait. C’était le naturel qui avait manqué à cette composition. Ravie, Violine s’assura de la composition de son cliché et leur adressa un visage radieux que son amie ne lui avait pas vu depuis longtemps. C’était celui qui criait : celle-là part pour le vernissage !

― Désolée, s’excusa faussement Séléna en rejoignant son collègue pour lui rapporter l’épaule avec compassion. Mais nécessité fait loi ! Note, sois fière, tu seras dans sa prochaine exposition.

Le griffon eut l’air outré.

― Séléna, cette fois, je vais devoir te rappeler les bases de ce que consiste un harcèlement au travail et la différence entre vie privée et vie professionnelle, la gronda Izaac en la rejoignant.

― Ô pitié, pas ça, rouspéta la sorcière. C’était une boutade. Judicaël se charge chaque année de nous faire la leçon.

― Que tu n’apprends pas visiblement. Allez, tu viens avec moi jusqu’au café, Ezéchiel et Violine vont rester ici une vingtaine de minutes. Je suis sûre qu’ils trouveront de quoi s’occuper.

Ce n’était quand même pas possible ! On ne pouvait même plus rire un peu. En retrait, la photographe les observait avec discrétion, se faisant manifestement oublier. Plus circonspect, le griffon les examina tour à tour. Elle jura un instant avoir vu ses paupières se refermer par le côté.

― Ce n’est pas si grave, tempéra-t-il en redressant toute sa stature.

― Si, le règlement de l’agence est très clair à ce sujet, Judicaël ne nous permet de rien passer, réfuta Izaac en approchant sa compagne. Tu viens maintenant, ce n’est pas ton copain qui te le demande, Séléna, mais ton supérieur. Considère ça comme une réunion.

Argh ! Cette fois, elle avait abusé. Se rendant à l’évidence, la sorcière adressa un haussement d’épaules à Ezéchiel. Autant faire d’elle-même son mea-culpa. Les remontrances du Concepteur n’en seraient que plus courtes. Callant son chewing-gum dans sa joue, elle inspira.

― Je suis vraiment désolée d’avoir exagéré et étalé ta vie privée en public, cela ne se reproduira plus. J’ai tendance à oublier que mes paroles peuvent entraîner des conséquences graves. Tu n’as pas à te justifier sur ce que tu fais en dehors des heures de travail, pas plus que nous avons à les commenter.

Voilà, ça devrait suffire, non ? Tapotant son calepin, son compagnon acquiesça. L’or en fusion de ses yeux ne l’ayant pas quitté un instant, le griffon parut évaluer sa sincérité. Si ce qu’on racontait sur cette ethnie était vrai, il n’aurait aucun mal à déceler les demi-vérités qu’elle avait déblatérées. Évidemment qu’elle allait continuer à fouiner, c’était sa nature ! Seulement, elle n’afficherait plus ses découvertes.

Cela ne l’empêcherait pas de trouver de quoi se jouer parfois de lui, tout en échappant au rapport de comportement dans son dossier. Après tout, au bout de quatre jours, il était assez à son aise que pour lui rendre la pareille et croire qu’il pouvait chahuter Violine.

― J’accepte tes excuses.

Une pression d’Izaac sur sa main l’incita à le suivre en direction du café où elle rêvait de se commander un jus d’orange bien frais ! Suivant son compagnon, elle aperçut les traits inquiets de son amie cachée derrière son imposant appareil.

― Je te confie ma meilleure pote, pendant que j’en prends pour mon grade, lança-t-elle avec un clin d’œil destiné à rassurer la photographe. Tu prends soin d’elle et tu me la rends intacte ! Sinon, je te jetterais un sort qui te collera les plumes !

― Séléna, soupira l’elfe à son côté. Les menaces aussi sont interdites dans le cadre du travail.

― Ce n’est pas une menace, c’est un fait !

La moue confiante de Violine valut la longue et très pénible demi-heure d’explication qui suivit.

°°°

Affalée à une table stratégiquement mise à l’ombre, l’équipe dégustait d’énormes coupes de glace bien méritées. La journée avait été un calvaire ! En particulier pour la chroniqueuse  qui, en plus de détester marcher, était passée par toutes les déconvenues possibles. Comment remplir des vidéos et commenter des activités lorsqu’on n’avait rien à dire ? Un comble pour elle !

Dès le début de la journée, tout était parti en vrille. Ezéchiel lui avait pardonné son insolence et leur avait promis de ne pas en tenir rigueur à la sorcière, ce qui n’avait pas empêché Judicaël de lui envoyer un email un peu salé. Izaac ne cachait jamais rien à son ami d’enfance. Surtout quand cela concernait le travail. C’était un accord que Séléna et lui avaient pris dès le début de leur relation : le boulot, c’était le boulot et leur relation personnelle ne devait pas y interférer.

Ils avaient retrouvé Violine fortement ennuyée dans l’église, Ezéchiel leur annonçant que la forêt entière fermerait au fur et à mesure de la journée pour cause de risque d’incendie. La canicule promettait de leur mettre des bâtons dans les roues. Tout ce qui en avait suivi avait été une torture ! Des marches interminables sous un soleil de plomb, des activités annulées les unes après les autres et de moins en moins de possibilités de distraction. Elle n’avait eu de cesse de se plaindre de ses pauvres pieds remplis d’ampoules. Ces jolies chaussures en cuir rouge prenant un sacré coup, sur des chemins escarpés qu’il n’avait jamais été question d’emprunter !

Sous le désespoir et la colère d’une horde enragée de touristes, la magie des lieux s’était autant évaporée que la moindre gouttelette de liquide. Une déconvenue qui avait fini par les mener à la terrasse d’un glacier qui cachait bien mal sa jubilation. Tout aussi consternés qu’elle, ses collègues mangeaient mollement leur coupe transformée en piscine crème tiédie par le soleil déclinant.

― Bon, en résumé : on a fermé la forêt, le miroir aux fées c’était plutôt la marre à la grenouille, il n’y a pas eu l’ombre d’une goutte dans les fontaines et les humains sont des imbéciles irrespectueux. J’ai fait le tour ? constata Séléna en portant à sa bouche une cuillère de glace fondue.

― Non, tu as tapé dans le mille, se désola Izaac, j’ai déjà prévenu Judicaël que pour cette évaluation, nous devrions revenir une autre fois.

― Et du coup, tu as prévu quoi pour demain, ô, grand maître de la planification ? railla-t-elle en s’accrochant à son épaule.

Son compagnon prit un air satisfait, la narguant d’un sourcil.

― Tester toutes les options du spa…

Elle se laissa fondre contre lui. Cet elfe était parfait ! Sans plus se préoccuper d’éventuel spectateur, elle nicha son nez dans le cou sensible de son amant. Il en serait dûment récompensé cette nuit !

― Va-s’y, parle encore à mon cœur.

Fini la marche ! Elle allait enfin pouvoir reposer ses pieds !

°°°

Après l’éprouvante et décevante journée de la veille, les quatre surnaturels s’étaient donné rendez-vous à la section spa de leur logement juste après le déjeuner. Leur refuge était d’un luxe qui donna envie à Séléna de gémir de plaisir. L’odeur légèrement salée de l’endroit avait des relents de pin, tout à fait agréable. Dans cette oasis de calme, toutes les tensions qu’elle avait accumulées dans la semaine semblaient s’évanouir, laissant place à une atmosphère paisible et réconfortante. L’eau translucide l’appelait presque aussi sûrement que son compagnon l’avait retenue entre leurs draps pour une grasse matinée crapuleuse. Ce n’était pourtant pas le moment d’y plonger. Pas sans avoir convaincu Violine de se départir de son éternel paréo et l’avoir forcée à lâcher son appareil qui, tropicalisé, résisterait à la vapeur des lieux.

Et dire qu’elle avait cru que pour la première fois, elle verrait son amie passer une journée entière sans ses précieux objectifs… raté !

Le premier à entrer dans le bassin fut Izaac, dont la fine et athlétique silhouette se coula avec aisance jusqu’au bord. Ses Anglaises brunes ramenées dans un chignon négligé, il était à se pâmer ! Il plongea dans l’eau chaude et se laissa porter par les vagues douces, ses muscles se détendant progressivement. Miam ! Ezéchiel le rejoint avec grâce et aisance, sa musculature aux teintes dorées roulant sous sa peau. Il se mit à nager avec élégance, comme s’il avait été fait pour l’eau, étonnant la sorcière qui avait toujours entendu que les griffons détestaient cet élément. Judicaël lui-même semblait avoir la nausée rien qu’à visionner un certain reportage de leurs aventures. 

Violine et Séléna étaient entrées en même temps que les deux hommes, mais avaient choisi de se détendre dans un bain à remous voisin. Du moins jusqu’à ce que Séléna arrive à convaincre son amie de retirer le voile qui la couvrait. Ce ne serait vraiment pas d’un pratique pour nager ! La photographe, laissa sa tête reposer contre le rebord, ses courtes mèches auburn l’encadrant, et ferma les yeux, savourant la sensation des jets d’eau qui caressaient son corps. L’une de ses mains, cependant, restait fermement posée sur le maudit boitier. Après ce qu’Ezéchiel avait osé faire, elle n’en était devenue que plus possessive.

Séléna, quant à elle, avait immergé ses longues mèches roses dans l’eau tiède, et réfléchissait à un plan pour contrer la pudibonderie de son amie. Avec un peu d’imagination, cela ne devrait pas vraiment être compliqué. D’une pression du doigt, elle régla les jets du bain à remous au plus fort, ouvrant les vannes, et abandonna le contrôle qu’elle maintenait sur son pouvoir. La température augmenta d’un coup et leur pulsa contre ses muscles endoloris. Violine soupira d’aise. Les deux mâles marquèrent automatiquement une pause dans leur discussion qui lui parvenait tel un bourdonnement.

Voilà ! Ça, c’était un voyage ! Ce n’était quand même pas si compliqué !

Convocation chez le patron ! Génial, Izaac en rêvait… Son poignet s’agitant nerveusement, l’elfe frappait frénétiquement sa tablette du stylo tactile. En bon serviteur de la nature et de la terre, il exécrait se servir de technologie, chose indispensable dans son travail. C’était la raison pour laquelle il prenait toujours ses notes manuellement lorsqu’il était en mission : impossible qu’un cahier tombe en panne ! Cependant, une fois rentrés, les écrans reprenaient leurs droits dans sa vie, le forçant à tout retaper dans des classeurs virtuels et autres documents immatériels.

Rassemblant son courage, il traversa le couloir qui le séparait du bureau de Judicaël. Très impliqué dans son entreprise, le patron gardait un œil sur tout ce qu’il se passait chez lui. Une réunion programmée à moins d’une heure du décollage pour un voyage en Italie n’était pas anodine. Pas dans le monde parfaitement organisé et contrôlé, du maniaque qu’était son supérieur direct.

― Entre et ferme derrière toi, ordonna le griffon en le voyant apparaître à sa porte. Ce ne sera pas long.

Installé nonchalamment dans sa chaise de bureau, Judicaël s’appuyait d’un coude sur l’accoudoir, un doigt passé sous sa mâchoire. Comme il en avait l’habitude lorsqu’il réfléchissait à un problème complexe. Même assis, il était impressionnant, dépassant largement les deux mètres, avec des épaules larges et une musculature puissante, il était plus imposant encore que son cousin. Sa peau est d’un brun doré étincelant, ornée de mèches d’un noir d’encre qui soulignent son visage, mèches qu’Izaac avait déjà vues remplacer par des plumes aux reflets bleutés. Le visage du griffon était ciselé, avec des traits anguleux qui renforçaient sa masculinité, rappelant celui d’Ezéchiel. 

Il était difficile de ne pas remarquer son charisme naturel, qui transpirait de chacun de ses mouvements. Sa mâchoire carrée, accentuée d’une profonde fossette au menton, associée à des yeux perçants d’un bleu intense, lui donne un air de prédateur impitoyable. Le Concepteur avait vu son regard, froid et calculateur, intimider les plus téméraires de ses associés.

Intelligent, il avait compris que son physique le mettait en porte à faux vis-à-vis de Violine à qui il n’imposait jamais sa présence. Quoi qu’il arrive, il veillait à garder quatre à cinq mètres de distance avec la petite sorcière. Judicaël était beau, fortuné et très porté sur les apparences, ce qui accentuait son malaise vis-à-vis de la photographe. Quand on aimait plaire, se faire transparent était bien difficile.

 Il prenait grand soin de son apparence physique, notamment ses cheveux mi-longs, coiffés avec précision et sa tenue élégante, avec des costumes parfaitement ajustés et des cravates qui reflétaient son souci du détail. Cependant, malgré sa prestance et son professionnalisme, le griffon avait un tic nerveux visible, révélateur de son stress constant. Il passait fréquemment sa main droite sur sa tempe et serrait les dents, signe de son inquiétude. Une manie qu’Izaac avait vu Ezéchiel reproduire. Malgré cela, il restait déterminé à maintenir l’image de prestige de son entreprise, travaillant sans relâche pour offrir les meilleures prestations à ses clients fortunés. Seuls ses collaborateurs les plus proches avaient connaissance de ses petites manies.

― Comment ça se passe avec Ezéchiel ? Il s’intègre bien ? questionna le griffon de but en blanc en le sondant de son regard perçant une fois la porte fermée. D’ordinaire il est facile à vivre. Du moins dans le privé.

Merveilleux ! Parler de son cousin au patron ! Sûrement l’un des meilleurs moyens de s’enfoncer dans une situation inextricable. Dépité, Izaac referma sa tablette en regrettant pour une fois de ne pas pouvoir s’en servir. Cela aurait été beaucoup plus simple. Quoique… il n’avait absolument rien à reprocher à son nouveau collègue, aussi bien professionnellement que dans ses relations avec les autres. Les deux mâles avaient d’ailleurs bien accroché depuis leur retour de Bretagne deux semaines plutôt. Ils s’envoyaient d’ailleurs quelques messages en dehors des heures de bureau. Et pas pour parler travail.

― Je n’ai rien à redire sur Ezéchiel, j’ai peu jaugé sa réactivité à un problème mineur et il a su y répondre rapidement. Niveau conduite, Séléna a un peu exagéré, comme tu le sais, mais il a su rester calme et professionnel. Il n’a pas l’air de quelqu’un qui se vexe facilement.

― C’est quelqu’un de très sûr de lui en effet. Comme nous tous. S’il est persuadé d’être dans la droiture ou un chemin juste, il ne se laissera pas déstabiliser facilement. Je lui ai touché un mot au sujet de notre chroniqueuse préférée et il a simplement dit qu’il aurait préféré que sa vie reste privée, mais que cela ne l’avait pas ennuyé outre mesure. Mais tu sais que je ne veux pas te parler de ça.

Judicaël l’épingla du regard et Izaac comprit immédiatement de quoi il était question. Ah ! c’était donc cela ! Les incartades de Séléna lui importaient peu, visiblement il jugeait son cousin apte à se défendre face aux frasques de la compagne de l’elfe. Tant mieux ! Car ce dernier n’avait aucune envie de se retrouver pris entre deux feux. Néanmoins, il partait maintenant sur un sujet plus délicat et un terrain vraiment glissant.

Martial, leur ancien pilote et chauffeur était un gringalet à côté d’Ezéchiel, un gobelin un peu chétif et d’une douceur qui le rendait à première vue inoffensif. D’un respect exacerbé et d’une fidélité sans borne pour son épouse, il ne se mêlait que rarement au groupe, préférant une relation presque exclusive avec le Concepteur.

― Violine ira bien, éluda-t-il en s’asseyant face à son supérieur. Séléna veille sur elle et je fais de mon mieux pour le préparer sans vendre la mèche sur notre petite photographe. Il y a eu un ou deux incidents en Bretagne, mais rien de bien grave.

Les iris bleu glacier du griffon s’assombrirent.

― C’est-à-dire ?

Sentant le guet à pans, Izaac tambourina frénétiquement des doigts sur la protection de sa tablette. Sérieusement, c’était à lui raconter ça ? Oui. Hélas oui, se rappela-t-il en cherchant le meilleur moyen de rapporter ce qui s’était passé. C’était le manager de cette équipe. Puisant dans le calme et la sérénité légendaire de son peuple, l’elfe s’efforça d’arrêter le battement de ses doigts, sous l’attention appuyée de Judicaël. Instantanément, il sentit la pointe de ses oreilles s’agiter.

Mieux valait crever l’abcès avant que le griffon ne se fasse des idées. Loin de lui l’idée de créer des problèmes à Ezéchiel.

― Ce n’était que trois fois rien. Le deuxième jour, Violine est allée se baigner et il s’est proposé de garder son appareil photo.

Judicaël se caressa le côté du visage, sa nervosité irradiant.

― S’il a été endommagé, j’aurais dû recevoir une notification à ce propos. Assure Violine que tout sera réparé ou remplacé suivant les dégâts occasionnés. Je suppose qu’elle s’en ait déjà chargée.

― Non, Ezéchiel n’a pas abîmé le boîtier rouge ou l’objectif… il s’en est servi pour prendre une photo, expliqua Izaac avec une mine fataliste.

― Il a quoi ? s’étrangla à moitié Judicaël qui comprenait toute l’implication de cet affront. J’espère que tu plaisantes !

― Ce n’était pas méchant, les filles étaient dans l’eau et leur complicité faisait plaisir à voir. Je n’ai pas pensé qu’il savait se servir d’un appareil pro, alors je ne l’ai pas mis en garde. Avant que j’aie pu réagir, le cliché était pris et Violine faisait la tête.

Les doigts du griffon se mirent à faire des allers-retours de ses tempes à sa mâchoire, cela n’annonçant rien de bon.

― C’est la seule chose qui lui appartient vraiment, soupira ce dernier en réfléchissant. J’espère qu’elle ne l’a pas trop mal pris.

Non. Mais cette histoire n’était pas réglée.

― Il cherche toujours comment s’excuser. Surtout qu’il est littéralement tombé sur elle deux jours plus tard.

― Pardon ? gronda le timbre froid et distant de Judicaël.

Izaac nota mentalement de demander à Ezéchiel d’être plus complet dans ses rapports. Croisant les jambes, il sourit de dépit.

― Je t’ai écrit une note au sujet de la magie surpuissante du Cairn et comment nous nous sommes laissé hypnotiser. L’endroit était si étroit qu’en reprenant ses esprits, ton cousin a déplié sa stature et s’est cogné partout. Il a trébuché directement sur Violine.

― Pitié, dis-moi qu’il ne l’a pas embrassée comme dans les mauvais téléfilms, supplia le griffon mortifié.

La vision qui vint à l’esprit de l’elfe lui déclencha un éclat de rire, redoublé par le souvenir de ce qu’il s’était réellement passé.

― Non, par contre son nez a rencontré l’objectif de plein fouet.

― Les Dieux soient remerciés.

Se laissant aller, preuve de la confiance qu’il avait en son Concepteur, Judicaël se caressa plus lentement l’arrête de la mâchoire.

― J’aurais une discussion avec lui à votre retour d’Italie.

― Je peux m’en charger si tu veux, proposa Izaac dans un haussement d’épaules. Je connais mieux Violine et ses limites.

― Merci, ce serait parfait. Dis-moi, ces incidents, c’étaient avant ou après le coup d’éclat de Séléna ?

Oui, lui aussi avait fait le rapprochement. Bien plus tard.

― Après. Elle s’était déjà vengée autrement pour l’utilisation de l’appareil photo. Ce dont Ezéchiel ne s’est pas plaint.

Les prunelles dures de Judicaël s’étrécirent.

― Notre sens de l’équité n’est pas toujours un don. Parle également avec ta compagne. Je ne veux pas de tension dans l’équipe. Et rappels bien à Violine que je suis à sa disposition par message si elle a besoin de s’exprimer. Tu peux y aller, l’avion doit être prêt et je ne souhaite pas retarder votre départ. Ezéchiel est toujours fébrile juste avant un vol.

Poliment congédié, Izaac se leva et salua son supérieur qui semblait perdu dans ses pensées. Quittant le bureau, il traversa le couloir pour se rendre dans le hall de l’agence où l’attendaient les deux sorcières, valise à la main. Évaluant la photographe d’un regard, elle semblait aller bien et heureuse de repartir à l’aventure. Dans des habits clairs et peu couvrants, rehaussés d’un gilet, certainement choisi par Séléna, elle avait une mine épanouie. Son fidèle boîtier bien en sécurité dans son sac de transport, elle plaisantait avec son amie sur un sujet dont il ignorait tout.

La perspective de revoir Ezéchiel et passer du temps avec lui ne semblait pas la perturber, ce qui était une bonne chose. Sans ses traumatismes, Izaac était persuadé que Violine serait devenue une personne sociable et réellement joyeuse. De celles qui apportent le soleil à leur entrée dans une pièce. Une pointe au cœur, il se souvint de la première fois qu’il l’avait vue. Misérable, ramassée dans l’ombre de son connard de fiancé. C’était en plein été, il y avait un peu plus de quatre ans. La pauvre portait un pull fin et un pantalon de coton bien peu adapté à la saison. La première fois qu’il avait entendu sa voix avait été bien plus tard, il devait y avoir deux ans de cela. Son rire, c’était à son embauche pour SlowTravel.

― Ah, te voilà toi, râla Séléna en tendant sa valise au mâle. J’ai dû la porter toute seule jusqu’ici.

― Elle a des roulettes, mon Amour…

― Ça ne l’empêche pas de peser une tonne.

Il évalua les bagages d’un coup d’œil dubitatif. Sa malheureuse valise de cabine faisait pâle figure à côté de celle de sa compagne. Sans parler du beautycase qu’elle avait accroché et du sac à main sur son épaule. Une moue amusée aux lèvres, Violine souligna sans un mot son analyse en jouant avec sa propre valise. Sa valise de taille raisonnable ne rivalisait pas avec celle de son amie, il fallait dire qu’au vu de la carrure de la sorcière, ses effets personnels devaient prendre moins de place que ceux d’un mâle. La connivence que ressentait Izaac s’épanouit d’autant plus en remarquant qu’un joli bagage flambant neuf avait pris la place de la vieille valise élimée de la jeune femme. Les motifs colorés ne trompaient pas, la photographe avait fait une virée dans son magasin préféré. Elle traînait déjà un petit sac à dos assorti le mois précédent.

― Tu t’es fait plaisir, Violine.

L’embarras ambrasa ses joues et l’elfe regretta aussitôt ses paroles.

― Elle était en déstockage.

― Tu n’as pas à te justifier si tu t’achètes de nouveaux trucs, l’arrêta Séléna qui devait avoir participé à la convaincre de craquer sur cette petite folie. Tu fais ce que tu veux de ton argent.

Ponctuant ses propos, elle agita sa main en direction du petit sac de son amie. Cette dernière attrapa l’une de ses courtes mèches et en joua.

― Elle a pris la pochette qui va avec et une nouvelle trousse à maquillage. Qu’on a évidemment été remplie dans la foulée ! C’est l’un des avantages de la fin de l’été, les magasins bradent les invendus.

L’elfe l’embrassa en récupérant son bagage, manifestation silencieuse de son approbation à cette excursion. Séléna ne plaisantait pas samedi quand elle lui avait annoncé avoir traîné Violine dans les boutiques. La pauvre photographe avait dû prendre sur elle pour participer à cette activité qu’elle qualifierait sûrement de dispendieuse. Gardée des années sous la coupe de mâles et autres Prêtresses, elle n’apprenait que très récemment à se faire plaisir. Et encore, cela ressemblait plus à une torture. Payer un article à prix plein lui était impensable. Tout autant que d’afficher librement ses courbes.

L’une des voitures de l’agence se gara devant l’entrée, donnant le signal à l’équipe de sortir pour être conduit à l’aéroport. Un bref trajet les séparait de la piste de décollage où chacun descendit et salua le personnel de l’aérodrome qui s’activait entre les pistes et les bâtiments. La haute et imposante silhouette d’Ezéchiel apparut à leur côté, surprenant Violine qui prit sur elle pour ne rien en montrer. Casquette vissée au crâne, impeccable et séduisante dans son costume de pilote, le griffon leur adressa ce qui ressemblait à une ébauche de révérence.

― Bien le bonjour, nous décollons dans dix minutes, les mécaniciens font les dernières vérifications d’usage. Je peux vous aider pour les valises, la mienne est déjà dans l’avion.

Tendant le bras, le griffon afficha une mine affectée en voyant Violine reculer instinctivement d’un pas face à son geste un peu trop empressé. Son précieux appareil collé contre son cœur, la sorcière se renferma sur elle-même pendant que Séléna avançait pour se mettre en eux et tendre avec un naturel trop calculé son énorme bagage au mâle. Ezéchiel le prit aussitôt et se détourna pour rejoindre l’avion, suivi par le reste de l’équipe. Un bras passé autour du cou de son amie, la chroniqueuse se mit à lui chuchoter des bêtises à l’oreille, ce qui la fit rire. Un trémolo de terreur encore audible dans sa voix.

C’était écartement ce qui avait poussé Izaac à proposer de se charger de la fameuse discussion à Judicaël.  Les soucis de la jolie sorcière étaient bien trop présents que pour les laisser s’infecter en compagnie d’un mâle qui ignorait comment se comporter en sa présence. L’Italie était un vol de courte durée, il n’y aurait donc pas de co-pilote. Prenant place dans le petit avion privé, les agents de voyages se mirent à débriefer sur le programme qui les attendait. Azraël, frère de Judicaël et commercial attitré de l’agence, avait été clair sur ce que cherchaient de potentiels clients avec qui il était rentré en contact. Les grandes villes italiennes dans toutes leurs splendeurs historiques et magiques, rehaussées du piquant d’une vie de palace, de nocturne, de folie et d’une certaine distinction. Loin d’eux les beuveries pour étudiants ou les boîtes de nuit à la drague facile. Du chic, du choc et de la classe sur mesure.

― Attends, c’est quoi ces noms d’hôtels là ! l’arrêta Séléna en pleine présentation. C’est un Palace ça !

Se penchant en avant, la compagne d’Izaac lui prit son précieux cahier d’organisation et balaya la liste du regard, ses yeux s’agrandissant autant que sa bouche à la découverte de chaque étape. C’était l’une des particularités de l’agence : pour éviter tout apriori, la chroniqueuse et la photographe ne savaient rien du voyage prévu, hormis les informations concernant les besoins de leur valise, avant le départ. Cela leur permettrait de se faire leur propre opinion sur place.

― Judicaël a craqué cette fois ! exulta la jeune femme.

― Non, c’est Azraël qui a décidé que cette année, nous montons en gamme, l’informa-t-il en reprenant le calepin. Beaucoup d’établissements tenus par des surnaturels commencent à suivre l’agence et ont proposé à nos dirigeants de jolies remises en échange de notre venue, de poste sur tes réseaux et du libre accès aux photos de Violine.

― La classe, se réjouit Séléna en sirotant son jus d’orange. Je vais vivre une vie de célébrité sans être riche.

Sortant son miroir de poche de son sac à main, elle vérifia sa mise et rectifia son rouge à lèvres sous l’attention accrue de la photographe qui ne résista pas à prendre un cliché.

― Ne viens pas me dire que c’est pour la lumière, bougonna la chroniqueuse en passant une main dans ses mèches roses. Décharge-la, avant d’arriver, elle fera un super poste pour illustrer cette journée.

― Tu ne l’as même pas vue !

― Tu es une artiste ma chérie, accepte ton talent !

Se levant, Izaac prit ce début de dispute gentillette comme le signal qu’il était temps pour lui d’avoir une petite discussion amicale avec Ezéchiel. Sans se justifier ─ pourquoi l’aura-t-il fait ? ─ il abandonna les filles à leur discussion et frappa à la porte du poste de pilotage.

― Entre.

Pénétrant dans l’espace réduit, l’elfe vit le griffon, les traits détendus et un éclat bien heureux dans les yeux, se concentrer entièrement sur la trajectoire de son appareil. Un ciel d’un bleu éclatant s’étendait à perte de vue, promesse d’une semaine ensoleillée. Prenant ses aises comme il l’avait fait à maintes reprises avec Martial, Izaac s’assit sur le siège libre à la droite du pilote.

― Je préfère de loin voler en déployant mes ailes, à défaut de pouvoir cacher en permanence ma deuxième forme au monde des humains, je me contente de cet engin,

― Dommage, j’ai déjà vu ton cousin sous sa forme animale, vous êtes vraiment plus majestueux.

― Merci. Je pense que tu es assez intelligent pour que je n’aie pas à te dire de ne toucher à rien, l’asticota Ezéchiel sans lui jeter un regard.

― Non, ça va, je suis assez grand. Et puis, ton prédécesseur m’a bien élevé, on ne touche pas aux boutons rouges, pas plus qu’aux verts, aux bleus où à n’importe quelle manette.

― Parfait, consignes acquises, tu peux me dire ce qui t’amène dans mon antre.

Il y avait un quelqu’un chose dans sa voix. Un doute qui la voilait.

― C’est Judicaël qui m’envoie.

― Eh m…, se censura aussitôt le griffon. J’ai fait une bourde ?

Son sens de la politesse lui aurait fait perdre des points sur l’échelle du charisme et l’attraction mâle, aurait jugé Séléna. Bien échue, la compagne d’Izaac n’était pas là pour constater ce qu’elle considérait comme un signe de faiblesse.

― Non. Même si ton cousin n’en est pas revenu de ton culot d’utiliser l’appareil de Violine ou le fait que tu lui es tombé dessus.

― Étant donné que mon cousin me connait et qu’il sait que je ne m’y prendrai jamais comme un connard avec une femme, je peux donc supposer qu’il t’a mandé pour m’expliquer pourquoi cette petite sorcière s’effarouche à chaque fois que je l’approche.

Il était blessé, réalisa l’elfe en captant une bouffée de magie envoyée par l’animal qui vivait terré derrière la façade de sa moitié humaine. Les griffons avec leur sens de la justice exacerbé ne pouvaient supporter de créer des situations de malaise ou de malentendu. C’était ce qui avait poussé Judicaël à enquêter sur le passé de Violine peu après son embauche. Izaac avait été convoqué à son bureau avec Séléna dans la foulée. Tout connaître de l’histoire lui avait permis de soulager sa conscience autant que de prévenir d’éventuels incidents.

― Ce n’est pas toi, le rassura l’elfe en admirant les paysages par le pare-brise en face de lui. Enfin, pas toi en particulier.

― Elle a cru que j’allais la frapper, constata Ezéchiel qui resserra un peu trop les mains sur ses manettes, ce qui donna un à-coup à l’avion.

La sensation de picotement qui déferla dans l’estomac du Concepteur ne fut pas pour lui plaire. C’était pire que dans une attraction forte. Bien pire. Mais moins que de véritables turbulences.

― Je ne suis plus sûre que ce soit une excellente idée d’avoir cette conversation maintenant, tergiversa Izaac en se concentrant sur les maisons réduites à de petits points qui défilaient au sol. Je viens de me souvenir de la réaction que Judicaël a eue…

La bouche tordue en un de ses demi-sourires, Ezéchiel appuya sur une série de boutons et lâcha la manette. Pivotant sur son siège, il croisa bras et jambes dans une posture qui le rendit encore plus impressionnant.

― Parle. J’ai mis le pilote automatique.

Accroupie sur les gradins du Colisée, Violine cadra le cliché de Séléna, lui tournant le dos, appuyée sur une rambarde, l’air rêveur et un pied relevé. Une parfaite pause de pin-up sur fond de ciel bleu et de pierres antiques, de quoi faire baver les potentiels clients de Judicaël. De larges lunettes de soleil enfoncées sur son nez, la Chroniqueuse avait savamment décoiffé ses mèches roses pour un effet « vent chaud de méditerranée ». Brises qui n’existaient à l’heure actuelle que dans son esprit. Un peu plus loin, Ezéchiel s’entretenait avec Izaac, le regard plongé dans le spectacle impressionnant de ce témoignage du passé.

Discrètement, la sorcière leur glissa un coup d’œil. Ses yeux croisèrent une fraction de ceux du griffon, qui avait fait de même. Le mâle évitait de rester braqué sur elle depuis leur atterrissage la veille. Il était resté en retrait pendant qu’elle prenait un verre dans un bar branché de la ville en compagnie de Séléna. Pourtant, elle avait pu sentir le poids de son regard peser sur elle tout au long de la soirée. Au même titre que celui d’Izaac. Quand un beau métamorphe à la carrure d’ours était venu aborder les deux jeunes femmes, le compagnon de son amie était intervenu. Au grand soulagement de Violine qui avait senti la panique la gagner. Elle se détestait pour cela. D’être aussi peureuse malgré ses pouvoirs. Elle s’en confessait souvent aux Dieux.

En voyant le beau change-forme se retirer, elle avait regretté un instant de ne pas avoir la bravoure de Séléna ou la propension à vivre des aventures d’un soir d’Ezéchiel. Bien qu’elle n’ait même pas osé imaginer comment elle aurait fait pour se dévêtir face à un parfait inconnu. Encore moins comment elle n’aurait pas éclaté en sanglots dès qu’il aurait serré sa poigne un peu trop fort en la touchant. Rien que l’idée de se laisser caresser l’avait rendue nerveuse et apeurée.

La photographe avait fini par retourner à l’hôtel en compagnie de Séléna et Izaac, abandonnant leur pilote en bonne compagnie. Ayant sa chambre juste à côté de celle du jeune homme et un sommeil assez léger, elle l’avait entendu revenir que bien tôt dans la matinée. Elle l’en avait remercié intérieurement. Certains souvenirs de ce qui lui était parvenu par le fin mur qui séparait leur chambre en Bretagne hantaient encore certaines de ses nuits. Un sujet qu’elle avait soigneusement évité d’aborder avec son amie. La discrétion n’était pas son fort.

Il était pourtant dommage de ne pas avoir profité durant une nuit du confort ostentatoire de leur chambre. Spa privatif, multiples attentions telles que des coupelles de pralines et autres verres de champagnes compris, dans la chambre. Draps de soie, une débauche de luxe comme Violine n’en avait jamais connu. De quoi ramener une conquête pour se faire mousser. Ou passer une agréable soirée en amoureux. Bref, tout ce que la sorcière n’avait pas. S’équipant de bouchons d’oreilles au cas où son voisin reviendrait, elle avait décidé de se choyer, profitant de la gamme de produit de grandes marques mis à sa disposition.

― J’adore cet endroit ! minauda Séléna en prenant une nouvelle pause. Ça fait tellement de bien de ne pas se trouver noyé dans la masse de touristes pour une fois.

― C’est certain, acquiesça Violine tout en s’assurant de la qualité de ses photos. En revanche, niveau potentiel magique, on repassera. La seule chose que j’ai sentie ici était une concentration de mort dans les étages inférieurs et le sous-sol. Une source non négligeable d’énergie pour un Coven noir. J’ai presque hésité à appeler ta mère.

― Ah non, pitié, pas ma mère, piailla la chroniqueuse en se retournant. Elle est la reine des purifications de lieux, mais ne l’appelle jamais ! Où alors quand nous serons très loin.

La panique de son amie était feinte, la photographe pouvait le voir aux surjeux qu’elle appliquait à chacun de ses gestes.

― Tu crains qu’elle ne voie ton nouveau tatouage ? la taquina Izaac en la prenant dans ses bras par l’arrière pour poser son menton sur l’épaule de sa compagne. Elle suit tes vidéos, tu sais ? Elle l’a déjà sûrement remarquée. Et tu es adulte…

Ils étaient tellement beaux, ainsi enlacés. Les doigts de Violine la dérangèrent une fraction de seconde avant qu’elle ne déclenche une prise de vue, immortalisant l’air énamouré que le couple échangeait.

― Je ne veux pas l’entendre me rabâcher pour la sempiternelle fois qu’il est temps que j’arrête mes enfantillages et que je me pose dans notre maison pour lui donner plein de petits elfes à choyer.

― Et si nous lui faisions une petite sorcière qu’on lui confierait durant nos voyages, tenta Izaac en l’embrassant tendrement.

La terreur remplaça l’éclat de joie qui brillait un instant avant dans les yeux de Séléna. Attrapant une de ses mèches, Violine fit mine de se désintéresser de la scène. Elle connaissait trop bien ses amis, surtout la jeune femme, que pour ignorer ce qui allait suivre.

― On n’est pas obligés, c’était une boutade, mon Amour essaya vainement de se rattraper l’elfe. Ce sera quand tu seras prête.

S’écartant légèrement, la photographe changea d’angle de vue pendant qu’Izaac calmait la crise de panique qui se profilait dans l’esprit de Séléna. La sorcière voulait des enfants, toutefois, elle était loin d’en accepter tous les sacrifices. Le père de la sorcière était mort lorsqu’elle était encore très jeune. Sa mère s’était remariée moins de deux ans plus tard avec un métamorphe adorable qui la chérissait plus que tout. Et qui avait la fâcheuse tendance de son peuple à aimer les familles nombreuses. À presque un enfant né tous les vingt-quatre mois, Séléna était devenue l’ainée d’une fratrie d’une dizaine de Petits dont Violine n’avait jamais su retenir tous les noms. Aux dernières nouvelles, il était fort probable qu’elle attende encore un enfant cette année.

La jeunesse de la sorcière avait été consacrée à s’occuper de ses innombrables frères et sœurs. De quoi traumatiser une personnalité aussi libre que la chroniqueuse.

Prenant appui sur une pierre brisée du monument, la photographe mitrailla les lieux qu’elle trouvait si paisibles maintenant qu’ils se trouvaient en hauteur. Non loin, le guide privé qui leur avait fait visiter les lieux un peu plus en profondeur que ce qu’offraient les tours habituels les informa que le créneau privatisé était terminé et que les premiers touristes arrivaient. Les agents de voyages s’étaient levés à l’aube pour profiter des privilèges exceptionnels des plus fortunés.

Comme de fait, des centaines de personnes, humains et surnaturels, se déversèrent dans le monument, poussant Violine à ranger son précieux appareil. Ce lieu invitait à la solitude, pas au chaos, c’était ce qu’elle voulait rendre sur ces photos. Habillé décontracté, Ezéchiel s’approcha d’elle en la voyant mettre en sécurité son boîtier. Prudent, il s’arrêta à cinq pas d’elle. Assez proche que pour lui parler confortablement, mais pas assez prêt que pour l’effrayer. Croisant par réflexe ses bras sur sa poitrine, elle comprit ce qu’Izaac était allé faire la veille dans le poste de pilotage. Tant mieux, un poids en moins. L’elfe ne se serait pas permis de lui révéler plus que ce qu’il avait besoin de savoir pour la mettre en confiance et en sécurité.

― Tu veux que je prenne une photo de toi ? proposa-t-il en agitant son téléphone afin d’éviter qu’elle ne se méprenne. Tu ne dois pas en avoir beaucoup, vu que tu es toujours de l’autre côté de l’objectif.

La remarque la fit rire, masquant son hilarité de peur qu’il croie qu’elle se moquait de lui, elle affecta un sourire poli. Elle connaissait la colère des hommes et ne souhaitait pas découvrir celle de ce mâle.

― Tu ne connais pas encore Séléna… Je veux bien, merci beaucoup. Je pourrais en faire une de toi ensuite.

Touchant la pochette de son appareil, elle se plaça dans une pâle imitation de son amie et sourit au pilote qui avait mis un genou à terre pour être à la bonne auteur. S’ils avaient été plus proches, si elle l’avait mieux connu, elle se serait permis de l’asticoter en lui faisant remarquer que beaucoup pourraient croire qu’il la demandait en voyage.

― Voilà. Tu peux vérifier si le cadrage est bon, si tu veux.

Le cœur de Violine rata un battement. Et prendre le risque de le contrarier ? Jamais !

― Attends, Chérie, je vais prendre une photo de toi, déclara un humain à deux mètres d’eux.

― Non, mais pas question, le rabroua sa compagne en prenant la pose. Si ce n’est pas un selfie, tu sais que ça ne compte pas !

Quoi ? Qu’est-ce que c’était que cette certitude ridicule ? Interdite, Violine reporta son attention sur Ezéchiel qui lorgnait le couple d’un air aussi abasourdi qu’elle. Captant sans doute son intérêt, il se tourna sur la sorcière qui le dévisageait en quête d’une explication. Un demi-sourire remonta un coin de la barbe cuivrée du griffon et ses yeux dorés pétillèrent.

― Je suis désolé, apparemment, cette photo ne comptera pas.

Évitant soigneusement de se moquer ouvertement des humains, la jeune femme étouffa le gloussement qui monta dans sa gorge. On ne savait jamais comment un homme pouvait réagir. L’humain non loin avait beau ne pas avoir de pouvoir, elle ne pourrait pas se défendre s’il décidait de lui faire du mal. Bien qu’une part d’elle était convaincue que ses collègues prendraient sa défense en cas de conflit.

Une idée germa en elle. Déglutissant avec difficulté, elle sentit la salive se bloquer dans sa gorge alors qu’elle luttait pour oublier la petite boutade qui lui démangeait la langue. Elle ne se sentait pas encore prête à faire cela. Pas avec Ezéchiel qu’elle connaissait à peine et qui… Le rire cristallin de Séléna lui parvint, lui insufflant sa joie et sa force.

― J’ai un moyen d’y remédier, s’entendit-elle prononcer avant d’avoir réglé son conflit intérieur.

Soulevant son appareil photo, elle le teint à une main, incitant d’une moue envieuse le pilote à la rejoindre. Comprenant ce qu’elle voulait, le griffon approcha en deux grandes enjambées pour se placer juste à côté d’elle, leurs épaules se frôlant. Une vague de tremblement la prit à ce contact, signe visible de la crainte qui la prit et dont elle s’efforça de cacher les symptômes derrière un sourire.

― Je peux ? demanda poliment Ezéchiel en voyant que l’allonge de son bras n’était pas assez longue que pour les cadrer tous les deux.

Il prit son silence pour un assentiment, s’emparant du boîtier, il le tendit au plus loin avant d’appuyer sur le déclencheur. Les genoux fléchis, il s’était mis à sa hauteur pour faciliter la prise de vue. Englobée dans son odeur et sa présence, Violine en oublia presque de respirer. Il était si grand, si fort. S’il craquait maintenant en voyant que son sourire n’avait pas gagné ses yeux… les Dieux seuls savaient ce qu’il pourrait faire. Ordonnant ses idées, la sorcière essaya de s’astreindre au calme en sentant son pouvoir onduler autour d’elle.

Tous les mâles n’explosaient pas de colère sans raison. Sa vie auprès de Séléna lui avait appris.

― Tout va bien ? s’enquit le griffon dans un murmure.

― Eh bien ! Il s’en passe des choses quand on détourne les yeux une minute, lança la chroniqueuse en se postant face à eux.

L’effet de la présence de son amie fut immédiat, une fraction de seconde, Violine profita de sa boutade. TCHACK ! Ezéchiel s’engouffra dans ce moment de bonheur, un air séducteur éclairant son visage.

― Oui, je suis un bourreau des cœurs, se vanta-t-il en rendant l’appareil à sa complice du jour. Mais au moins, cette photo-là compte !

― Quoi ?

Le couple d’agents de voyages les fixa perplexe.

― Non, laissez tomber, vous ne pourriez pas comprendre, balaya le griffon d’un air mystérieux, en s’en allant les mains dans les poches.

Le clin d’œil qu’il adressa à Violine était clair. C’était leur secret.

― Je ne dirais rien ! prévint-elle devant l’air inquisiteur de son amie et celui plus circonspect d’Izaac.

 Tous quittèrent le Colisée d’un commun accord en voyant le flot de touristes grossir à vue d’œil. Le reste de la journée fut consacré à arpenter la ville de long en large. Les visites de ruines, toutes plus intéressantes les unes que les autres avec leurs dimensions privatisées les firent voyager dans le passé au point que même Séléna se laissa prendre aux jeux. Certains sites dégageaient un véritable potentiel magique, qu’Izaac ne manquait pas d’indiquer dans ses notes. Le repas de midi fut frugal, mais savoureux, chacun prenant une piadina pocheta dans l’un des bistros les plus en vue de la capitale.

Ils passèrent ensuite rapidement par le Vatican, histoire d’avoir assez de documentation que pour proposer des services plus accessibles à une autre partie de leur clientèle. Le jour s’assombrissait lorsqu’ils retournèrent au Palace où un dîner étoilé avait été commandé à leur intention par le directeur de l’hôtel. Les plats se succédèrent sous une musique apaisante et cependant moderne, le panorama de la ville s’agitant sous leurs pieds happant régulièrement l’attention de Violine. Son appareil à la main, elle immortalisait chaque composition, avant de se régaler des saveurs succulentes qui se succédaient. Un verre de vin délectable ajouter à l’apéritif et à la dégustation de la sélection lui embrouilla les sens peu avant le dessert.

― Dis-moi que tous nos voyages vont ressembler à ça, gémit Séléna en portant à ses lèvres une fourchette de viande fondante du dernier plat présenté. Déjà qu’on était choyés avant…

― C’est ce que voudrait Azraël, Judicaël n’est pas contre, les informa Izaac en savourant son plat. Mais ce ne sera pas immédiat.

― Juré, je vais y mettre toute ma bonne volonté.

La tête de Violine lui tourna et elle perdit le fil de la conversation. Une brise chaude agita ses mèches auburn, lui remettant quelque peu les idées en place. Son regard se perdit dans l’immensité des lumières de la ville, les silhouettes éclairées des monuments se découpant dans la nuit l’attirant immanquablement. Ses doigts la démangèrent et elle se mit à jouer de la courroie de son appareil. Il y avait quelque chose de vraiment magique à cet instant, dans ce lieu, quelque chose d’inexplicable qui la poussa à se lever avant d’avoir terminé son assiette.

― Excusez-moi, la lumière est trop belle, je vais aller plus loin sur la terrasse pour prendre des photos avant qu’elle ne change.

Sans leur laisser le temps de répondre, la sorcière se dirigea sur un coin plus tranquille du toit du Palace dont une partie avait été transformée en restaurant. Se posant au bord de la balustrade, elle cadra cette vue extraordinaire qui aurait sans doute sa place dans son prochain vernissage. Les villes de nuits avaient toujours eu beaucoup plus d’attrait pour elle que l’effervescence exacerbée qu’elles déversaient durant le jour.

Le vent secoua ses cheveux, défaisant la coiffure que Séléna lui avait faite avant de monter pour leur dîner. Elle se laissa porter par ses énergies, se délassant dans la magie qu’elle pouvait y sentir vibrer. C’était toujours comme cela en plein centre-ville, les énergies s’éveillaient une fois la ville endormie. Elle plongea au cœur de son pouvoir, laissant son esprit vagabonder au gré des brises et des courants d’air. Elle vit Rome, comme jamais son précieux boîtier ne pourrait la rendre. Authentique, ancienne, primitive, mue d’une puissance sauvage dont les habitants des temps anciens, gradateurs ou centurions, avaient laissé l’empreinte.

Soudain, sa magie en rencontra une autre. Une présence sereine qui l’accompagna dans sa découverte de cet endroit mythique, tout en restant à bonne distance. Ezéchiel. Aussi discret que la mort, le griffon était venu la rejoindre et se perdait avec elle dans cette magie oubliée. Lui aussi, appartenait à l’Air. Vivait pour lui, tout autant qu’il était porté par la Terre. Ils restèrent ainsi de longues minutes, ensemble, sans vraiment l’être. Partageant un souvenir qui resterait gravé en eux.

― Nous devrions retourner à table, souffla doucement son collègue après un moment d’éternité. Les autres vont s’inquiéter.

― Tu as raison, approuva Violine en ouvrant les yeux pour le découvrir à trois pas d’elle. En plus, je suis curieuse de goûter au dessert.

― Et au vin, ponctua le griffon avec malice.

Prise en flagrant délit de gourmandise, elle sentit ses joues s’échauffer en pensant qu’elle ne pouvait que plaider coupable.

― Cela se voit tant que ça ?

― Disons que je ne croyais pas qu’une sature aussi fine pouvait absorber autant d’alcool sans finir par trébucher.

 La mine avenante qu’il lui adressa permit à la photographe de ne pas céder à l’appréhension qui la tirailla. Ce n’était qu’une plaisanterie, pas un reproche. Elle frissonna, malgré la chaleur de l’air.

― Tu as froid ? Tiens.

Dans un geste d’une galanterie naturelle, Ezéchiel ôta la veste qu’il portait sur son costume et lui tendit. Elle ne bougea pas. Le tissu dégageait un parfum aux notes de plumes humides, de bourrasques sablées et d’iode. Tout juste retiré du corps musculeux et impressionnant pilote, il émettait des promesses de chaleur et de bien-être. Elle ne put pourtant s’en approcher, reculant d’un pas, Violine croisa les mains dans son dos, déclinant son invitation. Elle releva un instant sur lui ses prunelles incertaines, prête à affronter ce qu’elle y trouverait. Croiser le regard du griffon lui imposait de mettre sa nuque dans un angle peu naturel. À sa grande surprise, elle décela un éclat de tristesse dans les iris dorés de son collègue qui ramena à lui son vêtement.

Elle avait cru l’offenser. Elle découvrait l’avoir peiné.

― C’est vraiment très gentil, mais mes vêtements s’en imprègneraient. Je ne pourrais pas trouver le sommeil en respirant l’odeur d’un mâle dans ma chambre, trouva-t-elle le courage d’avouer pour adoucir son refus. C’est pour cela que c’est moi qui rejoins toujours Izaac et Séléna dans la leur, quand nous partageons un verre.

C’était l’une des raisons qui lui avait fait remercier intérieurement ses amis d’avoir éconduit pour elle le beau métamorphe de la veille.

― Ah. J’en suis navré.

Ramenant ses mèches derrière son oreille, Violine rassembla le courage de le contourner pour retourner en direction de leur table. L’imposante main d’Ezéchiel se releva sur son passage, la faisant sursauter d’un pas de côté. Il ne la toucha pas, ce fut néanmoins suffisant. Instinctivement, la sorcière appela à elle sa magie. Un réflexe qui lui avait valu de nombreuses fois d’être rappelée à l’ordre par son fiancé. Fébrile, elle s’immobilisa, toute son attention rivée sur son annulaire gauche où la trace de l’ancienne présence de sa bague de fiançailles refusait de s’estomper. La nuque du pilote craqua.

― Je ne voulais pas te faire peur, l’apaisa le griffon en affectant un timbre calme et contrôlé. Je voulais juste… te présenter mes excuses pour l’autre jour. J’ignorais qu’utiliser ton appareil te blesserait. C’est simplement que… vous aviez l’air si heureuse, que j’ai pensé que tu aimerais garder ce souvenir.

Une bourrasque balaya ses cheveux cuivrés et elle remarqua pour la première fois qu’il évitait soigneusement de la regarder directement, préférant la détailler de façon détournée. Il devait se pencher pour poser son attention sur elle, ce qui ne devait pas être bien confortable. Le cœur de Violine, qui s’était emballé sous l’emprise de la peur, cessa de battre la chamade pour adopter un rythme moins à rapide au fur et à mesure que son esprit lui soufflait qu’elle n’avait rien à craindre de cet homme. Pas ce soir en tout cas.

― Merci. Je n’aurais pas dû le prendre aussi mal.

― Tu avais tes raisons.

Pivotant avec une lenteur calculée pour ne pas l’effaroucher, il lui tourna le dos, l’abandonnant en quelques enjambées à peine, avant de s’arrêter pour regarder par-dessus son épaule. Les prunelles perçantes du mâle la transpercèrent d’une sensation qu’elle se surprit de trouver agréable.

― Au fait, je suis également désolé de t’être tombé dessus dans le Cairn, Violine. Cela ne se reproduira plus.

Il continua son chemin d’un pas assuré, sans lui donner l’occasion de répondre à cette promesse. Serrant contre elle son appareil photo, la jeune femme lui emboita le pas, moins rapide et moins assurée, elle regagna en silence la table où papotaient gaiement Ezéchiel et Izaac, pendant que Séléna roucoulait contre son compagnon. Là, une débauche de desserts colorés et travaillés les attendait.

 

Séléna adorait Florence ! Elle s’y était déjà rendue à l’époque de la Fac. Sans Violine, hélas. Le Coven n’était pas du genre à laisser partir ses proies le temps d’une échappée qui leur auraient fait prendre conscience de leur condition. Cette fois, elle comptait bien en profiter ! Izaac avait été mis au parfum, après trois jours à Rome collé serré, la Chroniqueuse voulait au moins une soirée entre filles. Excitent les mâles, ils se trouveraient bien un autre bar branché à squatter. Surtout qu’une certaine complicité commençait à naître entre eux.

Avançant sur la place du Dôme, la starlette se trémoussa d’un pas chassé sous l’objectif de son amie qui la mitraillait depuis le matin. Qu’est-ce qu’elle pouvait aimer les centres historiques piétonniers ! Pas de voiture, la possibilité de poser où elle voulait. Une liberté qu’elle chérissait et appréciait énormément dans les safaris historiques et naturels que concevait son compagnon. Inspirée, elle embrassa sa main et tournoya sur elle-même avant de l’envoyer à l’elfe qui la contemplait avec un air que toute femme rêverait un jour de voir dans les yeux d’un homme. Joueur, il tendit le bras pour attraper l’onde de magie qui accompagnait son geste et posa ensuite les doigts contre son cœur.

La mine horrifiée d’Ezéchiel fit éclater Séléna de rire. Le temps d’un battement de cœur plus tard, Violine gravait la mimique du griffon dans sa carte mémoire. Se sentant en sécurité auprès de son amie, la photographe pouffa gentiment en s’excusant d’un geste de la main.

― Tu n’es pas du genre romantique.

Releva Izaac juste derrière les deux sorcières qui avaient repris leur route en direction d’un petit restaurant à côté qui promettait des saveurs riches dans un décor authentique.

― Ce n’est pas l’avis de mes dernières petites amies.

Ses ? C’est que cette conversation promettait d’être intéressante ! Ralentissant le pas sous le prétexte de regarder une cahute de babioles souvenirs, Séléna tendit l’oreille. Accumuler des informations, ce n’était pas considéré comme du harcèlement. Du moins si le concerné ne s’en apercevait pas. L’emploi du pluriel n’étonnait pas la sorcière, ce mâle était un vrai tombeur. En plus de son physique avantageux, bien qu’il ne soit pas vraiment un top model, la petite broche de pilote qui ne le quittait jamais avait son petit effet. Séléna se demanda soudain s’il utilisait parfois l’uniforme complet pour draguer durant les escales.

― Du genre polygame ? s’enquit Izaac l’air de rien.

Connaissant l’elfe, l’idée le dérangeait.

― Non, c’est juste que je n’ai pas encore trouvé la bonne. Enfin oui, il y a eu une fois où… elles étaient toutes les deux d’accord et ça n’a duré qu’un mois. Gérer une petite amie avec mes nombreuses absences n’était déjà pas simple. Deux… Je ne m’étendrai pas dessus.

Eh bien, si elle s’y était attendue ! Avide d’en savoir plus, Séléna essaya un béret bleu électrique qui jura avec ses cheveux roses. S’admirant dans le miroir, elle chercha la désapprobation amusée de Violine. Dans le reflet, le visage figé dans un sourire poli de son amie lui apparut comme un signal d’alerte : mieux valait se séparer maintenant. Une lueur qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps brilla dans ses yeux gris, les assombrissant. Une alarme s’enclencha dans l’esprit de la chroniqueuse. La jolie photographe ne lui avait jamais tout raconté de ce qu’il se passait dans le Coven de tarés auquel elle appartenait.

― On pourrait se séparer ici ? minauda Séléna en affectant une moue suppliante sur son visage parfait. S’il te plait Izaac, nous n’avons plus de visite programmée aujourd’hui et nous pourrions couvrir plus de resto et d’activités.

Loin d’être dupe, son compagnon lorgna d’une œillade Violine qui s’occupait à présent l’esprit en cadrant la cathédrale. Ses gestes, trop lents et bien trop calculés, ne trompèrent pas l’elfe. Ezéchiel dévisagea un instant la chroniqueuse avant que ses pupilles ne se dilatent légèrement, signe qu’Izaac lui parlait par esprits. Il imita aussitôt l’autre mâle et parut tout aussi affecté que lui.

― Allez-y, mais il me faudra des photos et des articles sur ce que vous avez fait, nous sommes officiellement au travail, pas en vacances.

― Tu as déjà vu Violine arrêter de prendre des photos et moi ne pas donner mon avis ? le nargua-t-elle dans un sourire carnassier.

Se penchant sur lui, elle scella un instant leurs lèvres, goûtant à la peau devenue salée de son mâle. La chaleur avait cet effet sur tous les hommes. Honteuse, elle devait bien reconnaître que c’était une saveur qui la faisait voyager et donnait aux baisers une envie de recommencer.

― Vas-y. Nous aurons tout le temps de profiter l’un de l’autre dans notre chambre, ce soir, murmura Izaac un peu essoufflé.

― On rentre vers minuit, promit Séléna en attrapant le bras de son amie qui s’était retournée de surprise. On revient avant de se transformer en citrouille, promis !

Elle tira Violine dans les dédales de petites rues qui composaient le quartier piéton à la recherche du restaurant que le concepteur leur avait conseillé. Tout du long, la photographe prit cliché sur cliché, les ralentissant dans leur progression. Son corps tendu se dénoua au fur et à mesure qu’elles s’éloignaient des mâles. S’installant à une terrasse, les deux jeunes femmes commandèrent des cocktails plutôt sages en prévision de leur après-midi de semi-travail et se mirent à papoter.

― Aller raconte, ordonna Séléna en attaquant son entrée, le dos chauffé par les rayons brûlant du soleil. Je te connais, si tu n’extériorises pas, tu le ressasseras jusqu’à dans son sommeil.

Avalant une gorgée de boisson non alcoolisée, la photographe aspira longuement à sa paille pour se donner du courage. Les yeux voilés de tristesse, elle tritura l’une de ses mèches de cheveux. La colère pulsa dans les veines de la chroniqueuse, cela ne sentait pas bon.

― Ambroise n’avait pas que moi, avoua Violine sans poser les yeux sur elle. Le Coven avait accepté qu’il ait également une relation avec Juline. J’étais sa fiancée officielle et devais devenir sa femme, mais elle avait la position de concubine. Nous… il était prévu que nous nous installions ensemble après nos études. Enfin, Juline avait un an de moins que moi, donc elle vivait déjà avec nous pendant les vacances.

Putain de bordel de merde ! C’était quoi cette histoire ? Vu la tête de son amie, et connaissant par cœur la jeune femme, elle n’avait pas dû être ravie de cet arrangement.

― Je suppose que tu n’as rien eu à dire ?

Son ton nonchalant ne tromperait pas son amie, mais au moins avait-elle réussi à ne pas grincer des dents.

― Non. Mais elle avait le mérite de m’éviter régulièrement de partager le lit d’Ambroise. Les jours où il était de vraiment de mauvaise humeur, je pouvais me cacher sous la couette de la deuxième chambre et la laisser gérer. Juline était douée pour s’en occuper.

Parfait, ce connard avait donc eu un souffre-douleur de rechange.

― Pour certaines choses, il la préférait elle.

― Alors, pourquoi rester fiancé avec toi ? souleva Séléna en mâchant lentement une bouchée du plat succulent posé devant elle. Il aurait tout simplement pu l’épouser elle. Comme je suppose que cela doit être le cas à présent.

Les yeux gris de Violine croisèrent brièvement les siens.

― Parce que nous sommes fiancés. Nous l’avons toujours été. Je lui appartiens, d’une certaine manière. Renoncer définitivement à moi serait une insulte à son honneur et à celle de sa famille. À son nom.

Houlà ! Il était grand temps de lui remettre les idées en place !

― Tu n’es plus fiancée à ce crétin, ma chérie ! cracha Séléna en avalant d’un trait sa boisson. Tu as largué cet imbécile et une injonction l’empêche de t’approcher à moins de cinq kilomètres, mon beau-père s’en est assuré ! C’est pour ça que l’agence est tenue de donner à cet imbécile les lieux de tes déplacements. S’il approche, c’est menottes aux poignets.

Violine frissonna, cherchant un peu de consolation dans les saveurs sucrées de son cocktail sans alcool. Dommage qu’elles doivent encore travailler. Un verre de vin pendant le plat ne serait pas une grande entorse au règlement, décréta intérieurement la sorcière. Izaac leur permettait régulièrement et elle imaginait mal son compagnon se priver d’une bière en terrasse en compagnie d’Ezéchiel.

― Je le suis toujours, rectifia la photographe en torturant sa mèche. Nous avons échangé nos vœux durant une cérémonie. Ce n’était pas un simple papier signé. C’était une cérémonie.

― Sous la contrainte, rappela Séléna en affectant une pichenette à la main de Violine pour qu’elle cesse de jouer avec ses cheveux. Les Dieux reconnaîtront une véritable promesse d’engagement, d’une obligation. Leurs pouvoirs n’unissent que ceux qui le veulent.

― Je le voulais.

― Parce que tu ignorais avoir le choix et qu’Ambroise t’avait convaincu que c’était ce qu’il y avait de mieux pour toi.

Raisonner Violine quand elle était dans cet état était toujours délicat. Séléna marchait sur un fil et le savait.

― J’ai quand même dit oui. J’étais convaincue de finir ma vie avec lui. Qu’une fois uni, il prendrait soin de moi et que nous serions heureux.

― Tu avais quel âge ? Huit ans ?

― Dix, la cérémonie ne peut pas se faire avant. 

― Et quand tes parents t’ont promis à cet imbécile.

Violine fronça les sourcils, appelant à sa mémoire.

― Cinq ans, je crois. La Grande Prêtresse sonde les âmes des jeunes garçons âgés de dix ans pour leur trouver la fille idéale. Celle qui répondra à tous leurs besoins. Et comme il a cinq ans de plus…

Séléna eut envie de vomir. Pas étonnant que Violine ne lui en ait jamais parlé auparavant. La sorcière n’était même pas sûre que ces informations se trouvaient dans le dossier monté par son beau-père. La plupart des pièces à conviction étaient des photos que la jeune femme avait poussé son amie à aller faire à l’hôpital à chaque fois qu’elle revenait d’un week-end au Coven.

Dommage que cette conversation ait lieu dans un endroit leur proposant un menu deux étoiles.

― Ouais, donc ça ne compte pas, affirma-t-elle en plantant sa fourchette dans un accompagnement. Vous n’êtes pas fiancé devant les Dieux, vous étiez bien trop jeunes. Et, soient-ils loués, tu as quitté ses tarés avant le mariage.

― Ça ne m’empêche pas de le sentir parfois en moi.

Pardon ? Ça voulait dire quoi ça, exactement ?

― Développe ?

Violine s’immobilisa à l’arrivée du serveur qui débarrassa leur plat pour en apporter un autre. Un mets dont les effluves de citron et d’herbe aromatiques donnèrent envie à Séléna de se rouler dedans. Dommage pour le chef, elle n’était pas d’humeur à jouer. Commandant sèchement deux verres de vin, elle congédia l’importun d’un simple regard et reprit ses explications. L’air contrit goûta ce qui se trouvait devant elle.

― Les fiançailles ont pour but de créer un lien durable entre les deux partis, de manière à leur permettre de mieux se comprendre. C’est un sortilège qui imite un peu la connexion qui unit les couples de surnaturels à part animal. Parfois, je ressens encore Ambroise malgré l’éloignement et la distance. Je capte des pensées, ce genre de choses. Je sais… parfois ce qu’il fait.

Dégueu ! Avoir en direct les ressentis d’un psychopathe. Voilà qui expliquait mieux la difficulté que Séléna avait eu à convaincre Violine de quitter cet abruti et de la suivre dans une nouvelle vie. Le mal qu’elle avait à tourner la page également. Difficile d’oublier son ex quand on vous a convaincu votre vie entière que c’était le mâle fait pour vous et qu’il squatte votre tête à intermittence.

Il allait falloir y mettre un terme une bonne fois pour toutes !

― Dès qu’on rentre à la maison, tu m’accompagnes chez ma cousine. Elle est croisée nymphe de l’esprit et à un don pour les cas épineux comme le tien, je lui enverrais un message laconique dès ce soir pour lui donner une idée du sort utilisé.

― Non, couina Violine dont le corps entier se prostra. Tout le monde saura. Ce sortilège n’est utilisé que… c’est un secret du Coven.

Mue d’une impulsion qui la poussait à protéger son amie, la chroniqueuse prit la main de celle-ci dans la sienne.

― Ma Puce, tout le monde sait d’où tu viens. Tu ne t’en cachais pas quand on sait rencontrer et quoique pouvaient penser les gens, tu leur répétais avec fierté le nom de ta communauté. Personne n’a à savoir ce qu’il sait passer, mais je refuse que tu continues à vivre avec une partie de cet imbécile dans la tête.

Visiblement émue, Violine acquiesça et se mit à prendre des petites bouchées méthodiques. La détresse qui transparaissait dans ses gestes alarma Séléna. Pas étonnant que sa best-friend refuse de connaître d’autres mâles quand Ambroise pouvait à tout moment savoir ce qu’elle faisait. Ce sociopathe ne verrait sûrement aucun problème, pas même la perspective d’aller en prison, à débarquer chez son ex, fou de rage et violent quand il comprendrait qu’un autre avait pris sa place.

Manque de chance, tous les tribunaux étaient humains, bien que détenus en grande partie par des surnaturels puissants. Impossible de plaider à la Cour un lien magique créé par sortilège grâce à un consentement biaisé. Il y avait bien le Haut-Conseil pour cela, mais si pour certains points les lois surnaturelles étaient plus rudes que celles des humains, d’autres limites étaient plus floues.

― Allez, ne parlons plus de ça aujourd’hui. Plus du tout du séjour même, décréta Séléna en voyant arriver leur dessert. On vire Ambroise de nos pensées et on profite de l’instant présent ! Cette après-midi, c’est journée filles ! Ensuite, soirée au club ! Je te prête des fringues, on va faire de toi une bombe !

L’ébauche d’un sourire ourla la bouche de Violine au moment où elle prit un cliché de la composition glacée servie sur un plat artistiquement décoré de fruits de saisons et de coulis. L’eau à la bouche, les sorcières émirent un gémissement de satisfaction quand les saveurs variées et fraîches éclatèrent sur leur langue.

― Celui-là, il va définitivement avoir mes louanges. Repas gastro en plein centre-ville avec la rapidité d’une pause touristique. Parfait !

― Tu n’as pas peur ?

La question de Violine dénotait, au point que son amie arrêta sa dégustation pour chercher un quelconque indice sur ses traits.

― De quoi ?

La photographe se trémoussa, prête à attraper l’une de ses mèches, elle se retint en changeant son geste pour ébouriffer ses cheveux.

― De laisser Izaac passer la soirée seul avec Ezéchiel.

Ah ! Oui. Non. Il était temps de faire mousser son amie.

― Mon compagnon est mignon, mais pas au point d’intéresser notre bourreau des cœurs de griffon, fit-elle mine de ne pas comprendre.

― Non, ce n’est pas ce que je voulais dire… enfin, je ne mets pas en doute son amour ou quoi que ce soit, mais…

Arf, Violine courait toujours quand elle était perturbée.

― T’inquiètes, j’ai compris. Non, j’ai confiance en lui, c’est la base d’un couple. Comme il ne se défie pas de moi malgré mes mimiques de starlette et mes sous-entendus constants. Il sait que je peux jouer avec le feu, cependant hors de question de me laisser brûler. C’est lui et uniquement lui.

― Et Ezéchiel…

Elle arrêta la photographe dans une agitation de cuillère.

― Ezéchiel est un beau mâle célibataire et pilote qui n’a aucun compte à rendre. Qu’il profite de la vie. Tu devrais d’ailleurs suivre son exemple. Allez, ce soir on te trouve un gringalet inventif, genre le dernier d’une fratrie de farfadet et tu lui fais passer la meilleure soirée de sa vie.

Cela ne manqua pas. Rouge jusqu’au fond, Violine écarquilla des yeux incrédules. La coloration de ses joues faisait ressortir les légères taches de rousseur qui marquaient ses pommettes et son nez.

― Même pas en rêve !

― Ne viens pas me dire que tu es prude au point d’avoir chassé sans regret le métamorphe d’hier. J’ai vu comment tu le dévorais des yeux. Lui aussi d’ailleurs. Il n’était même pas bien dominant, pas étonnant qu’il se soit tourné vers une vraie soumise comme toi.

― Séléna ! coassa Violine outrée.

La concernée leva les yeux au ciel pour la forme. Haaaa elle n’était pas prête à faire une dragueuse, c’était sûr.

― OK, on oublie pour aujourd’hui. Mais tu as été fiancée toute ta vie, il est temps de découvrir ton type de mec.

Violine eut l’expression d’un lapin prit dans les phares d’une voiture. Suspicieuse, elle lécha doucement son couvert.

― Tu as dit qu’on oubliait.

― On oublie l’action ! Ça n’empêche pas de partir en chasse. Ce n’est pas parce que tu as ta proie dans le viseur que tu es obligée de tirer. C’est comme moi, je suis au régime, mais je peux toujours regarder le menu. On va en boîte, tu repères ceux qui t’attire et on débriefe.

Les sorcières prirent une gorgée de vin.

― Un peu comme au boulot, ce n’est pas parce qu’on repère des hôtels qu’on va aller y dormir.

Séléna avala de travers ! Oui ! Belle image ! S’étouffant dans sa serviette, elle entre aperçoit la moue trop fière d’elle de Violine au moment où le serveur se matérialisa à ses côtés pour lui offrir de l’eau. Reprenant un peu contenance, la sorcière dû concevoir que son amie avait de quoi se vanter, bien que la jeune femme la maudit intérieurement en sentant les fines bulles de son vin éclater dans ses narines. La sensation était pour le moins désagréable et la situation risible.

― Heureusement, nous n’aurons plus jamais à revenir ici, se susurra la photographe après avoir payé l’addition avec la carte de la société sous le jugement visible des autres clients. Je ne sais pas si je pourrais affronter leurs regards méprisants sans ton aide.

Plantée sur ses chaussures confortables et néanmoins hors de prix, Séléna avait toisé l’assistance quand celle-ci s’était mise à se plaindre de l’hilarité et l’attitude déplacée des jeunes femmes. De ses prunelles bleues, elle en avait glacé plus d’un par sa présence, jouant de son don. Elle avait ensuite enclenché une vidéo en direct où elle s’était mise à parler à ses abonnées, d’un air de pimbêche de télé-réalité. Un véritable sketch dont elle se rengorgeant. Mettre Violine mal à l’aise était un acte qui se payait au prix fort.

― Viens, on va rayer ça de notre journée et profiter de nos vies d’employées privilégiées en vivant un pur moment d’influenceurs.

°°°

Il se faisait déjà bien tard quand elles rentrèrent toutes deux légèrement éméchées au Palace. Les idées embrouillées, Séléna profitait uniquement de la présence de Violine, dont elle serrait le bras. L’appareil photo calé entre elles lui frappait la hanche de manière régulière, abattant ses quatre kilos contre sa peau à mise à vif par l’alcool. Elle n’en avait que faire. Parce que cela signifiait que son amie était en sécurité, auprès d’elle. Qu’un jour de plus, elle l’avait tiré des griffes d’Ambroise.

Bras dessus, bras dessous, les sorcières sortirent de l’ascenseur pour traverser le couloir en titubant. Étouffant leurs gloussements, elles firent en sorte de ne pas trop déranger les occupants des autres chambres. Peine perdue comprirent-elles en la voyant la porte voisine de celle de Violine s’ouvrit. Izaac apparut, les traits partagés entre inquiétude et consternation. Il avait défait sa queue de cheval, libérant ses magnifiques Anglaises qui se balançaient sur ses épaules.

Qu’est-ce qu’il était beau ! Et à elle ! Rien qu’à elle !

― Ô, mon Chéri, qu’est-ce que tu es merveilleux !

Il paraissait briller. Un halo des milliers de couleurs miroitant autour de lui. Déstabilisé, il laissait filtrer une partie de son pouvoir, renforçant son charisme autant que l’harmonie naturelle de son visage. Ses pointes d’oreilles battirent. Que c’était mignon !

― On commençait à s’inquiéter, renifla-t-il en se raclant la gorge dans l’espoir de paraître en colère. Vous ne répondiez pas à vos téléphones, ça fait deux heures que j’essaie de vous joindre.

Qu’il était chou quand il s’inquiétait ! Tirant Violine derrière elle, elle entra dans la chambre dont le battant était grand ouvert. Plusieurs bouteilles de bière décapsulées trainaient sur le sol, ainsi que des paquets de chips vides et le cadavre d’une bouteille de limoncello.

Elle déchanta quelque peu ! C’est qu’ils s’étaient bien amusés eux aussi ! Voilà qui devaient avoir soudé un peu plus leur lien !

― On s’éclatait, s’extasia son amie désinhibée. Enfin, je crois que j’ai vidé ma batterie en filmant nos exploits… mais chuuut je ne dois pas le dire. J’ai promis à Séléna quand elle m’a sauvé des griffes du torride loup-garou qui voulait m’emmener tester sa chambre.

― Ouf, elles sont chargées, constata Ezéchiel installé sur son lit en fronçant le nez, les yeux pétillants. Je les sens d’ici.

Refermant la porte, Izaac essaya de cacher une grimace.

― Je t’ai vu, ronchonna sa compagne. Vous n’avez pas fait mieux !

― Ô ça sent super bon ! s’émerveilla la seconde sorcière en montant sans invitation sur le matelas king size du griffon. C’est quoi comme parfum ? J’aime beaucoup.

― C’est l’odeur d’un mâle… normalement ça sent bon un mâle…

― Non, c’est autre chose… je n’arrive pas à dormir si ça sent le mâle, tu le sais… Hééééé c’est tout doux… 

D’un balancement du bassin, Ezéchiel se dégagea le plus loin possible de la jeune femme qui rampait jusqu’à son coussin. Il avait décroisé les bras de derrière sa tête et affichait une mine qui hurlait sa détresse. Glissant dans la robe lilas nacrée ultra moulante que son amie lui avait prêtée, Violine s’étala sur le lit, enfouissant son nez dans le duveteux oreiller.

― Heu, Izaac, je dois faire quoi là ?

― Abandonne-lui le lit, goujat ! le morigéna Séléna en titubant jusqu’à un fauteuil qui lui parut extrêmement onctueux. Elle doit faire dodo, ça se voit non ?

Ni une, ni deux, le griffon sauta hors du lit quand Violine s’étira.

― Eh ! T’es mimi comme ça ! T’es tout ébouriffé.

TCHACK ! Roulant sur elle-même avant d’avoir fini de piailler, la photographe sortit son boîtier. Allongée sur le dos, elle regardait l’écran.

― Séléna ! Viens voir ! Je suis fan ! Regarde la lumière dans ses cheveux. Ce n’est pas juste d’avoir une couleur pareille.

― Attend j’arrive !

Évitant Izaac qui essayait de la faire tenir sur ses pieds, la chroniqueuse poussa Ezéchiel qui occupait toute la place, d’une tape sur le torse. Elle s’échoua ensuite sur les draps qui sentaient bon. Toutefois pas autant que le divin parfum de fleur de son elfe. Se traînant sur le ventre, elle s’emmitoufla dans le tissu soyeux, posant sa tête sur l’épaule de Violine, elle admira la photo affichée.

― T’as raison, il ressemble un peu au kobold qu’y nous a offert la bouteille de champagne, comme ça.

― Quel kobold ? s’enquit Izaac piqué au vif.

Ses paupières se firent lourdes. Vraiment lourdes. Elle bailla, en même temps que Violine qui posa son boîtier sur son ventre. Calées l’une contre l’autre, les deux sorcières se lovèrent un peu plus au milieu du lit. Leur respiration ralentissant en même temps qu’elles fermaient les yeux. Des voix seulement lui parvenaient encore.

― Mec, je rêve ou je viens de me faire piquer mon lit ?

― Comment te dire… prends les clefs de Violine ? Les draps seront changés demain de toute façon.

Il fallait bien l’avouer, ces missions changeaient Ezéchiel de la vie ordinaire qu’il avait vécu jusqu’alors. Solitaire dans le travail, il s’était contenté de sa vie rangée de pilote d’avion de ligne sur compagnie semi-privée pendant des années. Un seul co-pilote avec qui il avait toujours pris soin de garder une certaine distance, des horaires variables qui le tiraient parfois du lit au beau milieu de la nuit… Son ancien emploi n’avait vraiment rien à voir. Sans même parler des paysages.

Non, il y a encore trois semaines, il visitait en particulier les salles de repos des aéroports les plus chics ou se permettait une petite escapade en ville entre deux vols. Hors de question de flâner dans des sites touristiques qui auraient pu lui faire perdre du temps ou penser à s’octroyer une nuit dans un hôtel grand luxe. Bien qu’il en ait eu les moyens. Ses virées en voiture se faisaient sur son temps libre. Les plus beaux modèles d’automobile, il les avait conduits sur circuit.

Mais ça, c’était avant !

À présent, il se retrouvait au beau milieu des ruines spectaculaires de Pompéi en compagnie de son équipe et d’un guide privé. Le soleil réchauffait la peau d’Ezéchiel alors qu’il se baladait dans les dédales de la cité endormie pour toujours. En polo, short et basket aux couleurs de l’agence, il avait pu quitter son sempiternel uniforme pour profiter pleinement de la vie qui s’offrait à lui. L’air embaumait l’olivier, le sable et les herbes aromatiques. Un véritable concentré d’Italie. Fini les costumes austères et les odeurs de gasoil.

Seule ombre au tableau : les réactions toujours plus inquiètes de Violine qui faisait un pas en avant un jour, pour mieux reculer le lendemain.

Un peu à l’écart du groupe, un adorable bob en tissu enfoncé sur ses courtes mèches auburn, elle mitraillait les bâtiments que la cendre avait conservé plus de deux millénaires. Portant un sac à dos coloré qu’il ne lui avait encore jamais vu, elle changeait d’objectif plus vite que son ombre. Véritablement hypnotisée par les peintures et fresques sur les murs, elle semblait complètement dans son élément. À une exception près, elle fuyait la présence de ses collègues mâles avec une application qui ne trompait pas.

La lassitude gagna Ezéchiel à cette idée. La petite après-midi détente et soirée confidence qu’il s’était octroyées avec Izaac l’avaient rapproché de l’elfe, plus qu’il ne l’aurait cru. Les conséquences du lendemain, en revanche, avaient été moins réjouissantes. Alcoolisées, Violine et Séléna s’étaient endormies dans le lit du griffon, ce qui ne lui avait pas posé problème, outre celui de migrer ses affaires dans la chambre préalablement attribuée à la photographe. Installé dans un fauteuil, le compagnon de Séléna avait veillé sur leur sommeil.

Le réveil avait été plus compliqué. Désinhibée par ses trop nombreux verres, Violine en avait oublié sa peur des mâles et les réactions qui l’empêchaient de dormir dans les effluves de l’un d’entre eux. C’était donc en pleine crise d’angoisse que la sorcière avait ouvert les yeux. Perdue, seule dans une chambre inconnue où elle avait entendu couler la douche, la panique l’avait prise. La magie qu’elle avait déployée avait aussitôt alerté Ezéchiel qui s’était précipité à son aide, uniquement vêtu d’un caleçon. Enroulée dans une serviette, Séléna était apparue de la salle de bain et l’avait congédié avec rage, tout en sautant sur le lit. Serrant son amie dans ses bras, la chroniqueuse s’était mise à lui murmurer des mots apaisants par-dessus ses sanglots.

Déjeunant seul avec un Izaac particulièrement inquiet, le griffon avait proposé de reporter leur vol et amener le concepteur faire une balade revigorante dans le centre historique. Ce n’était que deux heures plus tard qu’ils avaient vu apparaître dans l’avion le visage, aux yeux rougis et baissés, de Violine. Une vision qui avait poussé Ezéchiel à se réfugier dans sa cabine le temps que son animal ravale la colère qui l’avait pris. Apercevant la petite chose ramassée sur elle-même qu’était devenue la photographe lui avait mis un sacré coup. Attentif et intelligent, Izaac était venu le retrouver dans l’espoir de lui changer les idées. Les griffons étaient des êtres de justice et tout en lui désirait punir ceux qui avaient fait du mal à la jeune femme.

— Bon, on a la ville pour nous seuls à présent ! annonça Izaac dans un claquement des mains pour battre le rappel des troupes.

Concentré sur les sorcières qui discutaient tout prêt d’une villa particulièrement belle, Ezéchiel ne s’était pas aperçu de la disparition de leur guide. Craquant ses phalanges, il songea qu’il faudrait qu’il s’excuse de sa distraction  auprès de l’employé du site. L’ignorer ainsi était d’une impolitesse qui lui aurait valu les réprimandes les plus pimentées de sa mère. Ce n’était pas ainsi que sa volée l’avait éduqué.

— Ezéchiel ! Viens par ici ! l’interpella Séléna sans une once de respect pour lui où régnait une atmosphère étrange. On a un truc à te montrer !

Agitant les bras au-dessus de sa tête, comme s’il avait pu la manquer !, la chroniqueuse aux cheveux rose se trouvait à moins de vingt mètres de lui. Éblouissante dans son ensemble bleu électrique, elle détonnait avec la sobriété artistique et solennelle des lieux. Tapotant nerveusement son calepin, Izaac sembla désapprouver sa conduite autant que le griffon qui ne voyait pourtant pas comment l’éconduire. Où lui faire une remontrance sans subir son impitoyable courroux.

Recevoir pour une fois sa commande sans erreur ne serait pas du luxe. Ou bien seulement ne pas “égarer” ses affaires personnelles. Depuis l’incident de l’échange de lits, ses lunettes de soleil préférées restaient toujours introuvables.

— Tu ne la changeras pas, le taquina la voix mentale de l’elfe à ses côtés. Et j’avoue l’aimer exactement comme elle est.

La caresse de l’esprit de son ami contre le sien troubla le griffon en lui. Ce genre de contact intime n’était pas accordé à tout le monde. Or, Izaac le pratiquait avec lui avec de plus en plus de régularité. Un début d’habitude qu’il avait pris le pli de considérer comme un début d’affection. Un sentiment qu’il s’étonnait de trouver réciproque.

Approchant avec une nonchalance étudiée pour ne pas effrayer Violine plus qu’elle ne l’était déjà, Ezéchiel avança en affectant ce son demi-sourire le plus charmeur. Le suivant de près, l’elfe fit mine de ne pas voir le malaise manifeste de la photographe.

— J’ai l’impression que le “on” n’en était pas vraiment un.

— Peut-être parce c’est ce dont Violine à besoin ? avança le griffon en veillant à s’arrêter à une distance respectable des deux sorcières. Au vu de comment ta Compagne me fait d’ordinaire comprendre de reculer, il doit y avoir une raison.

— Regarde ce que Violine à trouver ! piailla Séléna en s’accrochant au bras d’Izaac qu’elle gratifia d’un baisé langoureux.

Peu enclin à admirer cette démonstration impudique, Ezéchiel tourna son attention sur le morceau de mur coloré de rouge où se déchets un griffon jaune aux couleurs délavées. Juste en dessous de la fresque, Violine lui adressa un demi-sourire qui lui réchauffa le cœur. Pour la première fois depuis deux jours, ce n’était ni la crainte ni la méfiance qui animaient les iris de la sorcière.

— Vous… vous ressemblez vraiment à cela quand vous changez ?

L’hésitation qu’elle avait mise dans ses mots le déstabilisa. Après avoir dormi dans son lit, elle ne s’était plus adressée qu’à Séléna, répondant aux mâles par onomatopée.  À présent qu’elle trouvait le courage de lui parler, elle le voyait. La complicité qu’il avait un court instant cru échanger avec la sorcière, à Rome, lui parut soudain lointaine et perdue pour toujours.

Sa perplexité dû se dépeindre sur son visage, car la fausse assurance affichée un instant auparavant par Violine s’évanouit aussitôt. Elle baissa aussitôt les yeux dans un réflexe de soumission qui donna envie à son griffon de vomir. S’ébrouant les plumes, l’animal la fixa de ses prunelles dorées et perçantes au travers d’Ezéchiel.

— Je… On ne voit pas beaucoup de griffons et…

— Plus de tutoiement alors ?

Les mots passèrent ses lèvres sans qu’il ne puisse les retenir, interrompant les bafouillages apeurés de la photographe. Par réflexe, elle avait ramené contre son ventre son précieux appareil. Désireuse de le protéger, autant qu’elle s’en servait comme bouclier.

— Non, je… non, pourquoi ?

Prise au dépourvu, elle se détendit un court instant, ses traits se relevant sur le jeune homme qui n’arrivait pas à détacher son attention d’elle. Tripotant l’une de ses mèches, elle commença à se tortiller sur place, dans l’attente salutaire de l’intervention de Séléna. Du coin de l’œil, il vit la chroniqueuse affecter l’ombre d’un mouvement et quelque chose changer dans l’attitude d’Izaac. Passant une main entre les reins de sa sorcière, l’elfe la ramena à lui et la poussa à avancer un peu plus loin dans la rue pavée parfaitement conservée.

— Elle doit faire cela seule.

— Je voulais parler de ta race en particulier.

Le murmure presque inaudible donna envie à son animal de reculer d’un pas pour lui donner plus d’espace. Ce qu’il ne fit pas.

— Bien, je préfère ça.

Voyant le regard nerveux qu’elle gardait sur ses grandes mains, il lui offrit son plus beau sourire, tout en glissant ses doigts dans ses poches. Reportant son attention sur la représentation, il la détailla en faisant la moue. Oui, il y avait de l’idée.

— À peu près. Même si j’espère quand même être un peu plus beau, la taquina-t-il en ébouriffant ses mèches cuivrées. Cela m’étonne que vous n’ayez jamais vu Judicaël, les griffons ont la réputation d’être vaniteux et mon cousin l’entretien assez bien.

Une jolie teinte lui colorant les joues, Violine serra les lèvres pour éviter de pouffer, réduisant ses lèvres à une fine ligne. Les Dieux soient mercier, l’humour fonctionnait ! Il avait une chance de ne pas passer ses journées en compagnie d’une sorcière tremblotante.

— Nous avons failli apercevoir Azraël un jour. Une tempête avait collé tous les avions au sol. Je me souviens avoir eu du mal à arriver à l’agence tant l’orage était fort et que des rideaux de pluie s’abattaient sur la ville. Heureusement je n’habite pas loin, j’ai donc pu m’y rendre à pied. Les éclairs fendaient le ciel et au milieu des nuages grondant et des rafales déchaînées, nous avons aperçu une ombre. Une lumière insoutenable a déchiré les ténèbres, nous obligeant à fermer les paupières. Un instant plus tard, Azraël était devant nous, entièrement dénudé, un sac de cuir contenant son costume à la main.

Une démonstration qui n’étonnait pas Ezéchiel outre mesure. La prétention n’étouffait pas son cousin. Au stade où il en était, ce n’était plus de l’orgueil, mais bien du narcissisme. Azraël aimait être admiré, détaillé, envié. Tout le contraire de ce que prônait la Volée. À contrario des Meutes de métamorphes et loups-garous, les change-formes à plumes avaient un sens de la pudeur et de la bienséance. Hors de question d’afficher leur nudité à qui voulait bien, ou non, la voir !

— Il a toujours un peu manqué de pudeur.

Violine manqua une respiration.

— Je ne voulais pas…

— Tu n’as rien fait de mal, balaya Ezéchiel dans un haussement d’épaules. C’est l’une des raisons qui ont poussé Azraël à s’éloigner de la Volée pour monter son entreprise loin des montagnes. Judicaël la suivit par appât du gain et pour la liberté que cela offrait. Au moins garde-t-il la dignité affectée que notre race attend d’inspirer.

— Il ne me viendrait pas à l’idée de penser autre chose d’eux, chuchota Violine avec diplomatie.

— Cela ne m’étonne pas que vous l’ayez entre aperçus dans un orage. Nous n’aimons rien de plus que de voler dans les tempêtes, les bourrasques nous fouettant les sangs et le visage. Sentir les gouttes glacées ruisseler sur son plumage est une sensation qui… Ezéchiel secoua la tête, désabusé par sa propre fougue. Navré, je m’emballe.

La photographe sembla méditer sur ses paroles. Lorgnant sur le dessin, elle pinça ses lèvres un peu plus fort, comme pour éviter de poser une question qui lui brûlait la langue.

— Vas’y, tu as le droit d’être curieuse, l’encouragea-t-il en déhanchant sa posture dans l’espoir de paraître moins impressionnant. Si je ne veux pas répondre, je te le dirai.

— Est-ce que… articula-t-elle avec lenteur sans le regarder, c’est vrai que vous pouvez vous cacher aux yeux du monde.

Ah, les grands mystères de sa race ! Son ethnie prenait un malin plaisir à ne distiller que peu d’informations sur leur mode de vie, conservant depuis des millénaires ses énigmes. Un court instant, il envisagea d’éconduire sa demande, ce que l’animal en lui refusa avec véhémence. Violine avait besoin de sécurité, de confiance. Elle devait savoir où elle se dirigeait pour ne pas tomber. L’ignorance l’effrayait.

— C’est la vérité. Toutefois, je te demanderai de ne pas l’ébruiter. L’une de nos facultés est de déployer une sorte d’illusion, qui nous rend invisibles aux yeux des humains ou surnaturels. Seulement, notre taille nous empêche de vivre aussi librement que nous le voudrions. Ce sort n’est pas parfait, c’est pour cela que tu as pu apercevoir l’ombre d’Azraël. Nous ne sommes pas invisibles, seulement masqués. Notre masse est tangible, autant que nous pouvons cacher un instant la lumière du soleil sur un lac. Ce qui a donné naissance à plusieurs légendes.

Fascinée, elle le détailla de ses ris gris et curieux. La bouche entrouverte, les mains le long du corps, elle l’écoutait, toutes attitudes défensives disparues. Détendue, elle paraissait un peu plus grande, des ondes de magies aux odeurs de fleurs se distillant dans l’air.

Dans son âme, son griffon referma à plusieurs reprises ses paupières latérales pour l’admirer. Comment pouvait-on avoir eu ne fusse que l’idée de faire du mal à un être aussi fragile. Le côté protecteur que possédait tout surnaturel à part animal aurait voulu l’envelopper de sa présence. Lui assurer que plus personne ne lui ferait de mal. Parce qu’elle ne méritait pas ce qui lui était arrivé. Aucune femelle ni mâle ne pouvait avoir fait quelque chose d’aussi horrible que pour être traité de la manière dont on avait abusé de Violine.

— Je ne le dirai à personne, promit-elle la gorge sèche, son attention le fuyant soudain.

Une bouffée du parfum de la sorcière l’atteignit. Plus musqué, plus entêtant, il reflétait la gêne qui faisait ressortir ses taches de rousseur. Ezéchiel avala de travers quand son griffon, flatté, agita ses plumes. Sans qu’il ne le veille, il sentit un rictus victorieux ourler le coin de ses lèvres, une expression qu’il réprima aussitôt et que la photographe n’eut pas le temps d’apercevoir. Il n’y avait peut-être pas qu’Azraël qui était vaniteux dans leur famille.

Se fustigeant pour sa réaction de mâle primaire, le pilote repoussa au plus loin de ses pensées ce qui lui inspirait les effluves de Violine. Il n’était pas assez imbu de lui-même que pour croire qu’il avait quelque chose de particulier qui attirait les femmes. La plupart ne voyaient que l’insigne qu’il porterait contre son cœur. Sa collègue, elle… n’avait simplement pas connu d’homme depuis une période non déterminée qui, d’après les informations disparates fournies par Izaac, devait tourner autour des quatorze mois.

Le souvenir de sa silhouette, ramassée sur elle-même sur son lit, le bruit infâme de son désespoir et les relents de sa peur calmèrent les ardeurs du mâle. Elle n’avait fait que se réveiller dans ses draps. Il n’était même pas à ses côtés lorsqu’elle avait ouvert les yeux.

— Pitié, dis-moi que tu n’as pas les mêmes sens qu’un loup-garou ? s’étrangla la jeune femme dont il put entendre les larmes poindre.

Ezéchiel faillit mentir. Son griffon l’en empêcha. Elle avait besoin de vérité et de confiance. Pas d’être traitée comme une poupée fragile qu’on pouvait manipuler à sa guise.

— C’est la broche de pilote, ça fait cela à toutes les femmes, décida-t-il de se moquer. Ajoute à ça l’attrait des plumes aux reflets d’or et me voilà l’objet de tous les fantasmes.

La mine un peu contrite, il fit mine de se désoler de son sort.

— Des plumes dorées ? s’extasia Violine dont les doigts se mirent à tripoter inconscient son appareil photo.

C’était donc tout ce qu’elle avait retenu de sa tirade ? Tant mieux, au moins allaient-ils pouvoir passer le sujet gênant. Complètement absorbée par cette révélation, elle le dévisagea, comme si elle essayait de remplacer les traits du mâle par ceux de son griffon.

— Je te monterais un jour, si tu veux.

Une curiosité enfantine, de celle qui réchauffait le cœur et illuminait l’âme s’alluma dans ses yeux incrédules.

— Vraiment ?

Évidemment, artiste dans jusqu’au tréfonds de ce qui la construisait, Violine ne pouvait que s’attarder sur la chance inouïe que ce serait d’admirer un animal aussi majestueux. Rares étaient ceux qui pouvaient se vanter d’avoir vu un griffon dans ses plus beaux atours. D’ordinaire, sa race préférait afficher une transformation partielle lorsqu’ils s’agissaient de se montrer en public hors de la volée.

Émerveillée, la sorcière continuait de le fixer avec espoir. Brusquement, Ezéchiel eut une vision de celle qu’elle aurait été si la vie avait été juste avec elle. De cette personnalité qu’un Coven aux mœurs répugnantes avait étouffée, brisée, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une ombre obéissante.

Quelque chose en lui se brisa et il ne comprit pas les mots qui s’échappèrent de ses lèvres.

— Si tu surmontes ta peur, je te prendrai même sur mon dos.

Une pluie diluvienne s’abattait sur Palerme depuis deux jours. Contrariée à l’extrême, Séléna avait troqué bikini et sandale contre les gilets les plus chauds que contenait sa valise. Enfin, celle d’Izaac. Enroulée dans les manches du vêtement qu’elle avait volé à son compagnon, la sorcière essayait tant bien que mal de résister à se servir de sa magie pour se réchauffer. Ce n’était pas un vêtement de la dernière mode, mais au moins l’avait-elle choisi pour son mal. D’un vert sapin uniforme et d’une coupe classique, il ne la mettait absolument pas en valeur.

Non loin d’elle, assise à terre dans la gigantesque suite qu’ils partageaient, Violine triait les photos de leur voyage sur son appareil, avec une application qui permettait d’imaginer la fébrilité qu’elle ressentait. Ce constat mit Séléna mal à l’aise.

La bruine maussade qui avait rendu leur atterrissage plus technique qu’à l’accoutumée, trois jours auparavant, leur avait permis de profiter de leur première journée dans la ville. Les visites intérieures remplaçant la tournée des bars branchés et des plus belles plages, initialement prévues, par celle des musées et autres divertissements adéquats.  La tempête qui était arrivée ensuite était un tout autre problème. 

De grosses gouttes d’eau battaient les fenêtres, les faisant parfois trembler. Le ciel, noir d’un orage qui grondait en menaçant de s’abattre, n’avait pas laissé percer les rayons du soleil depuis la veille. Les météorologues annonçaient les inondations d’une partie des rues, les plages de sables fins s’étaient transformées en zone rouge et les autorités demandaient aux habitants de ne pas sortir. De la fenêtre de leur suite, Séléna pouvait voir la vue paradisiaque choisie par Izaac, devenir une véritable désolation. Des rafales sifflantes emportant des tourbillons de sable pour les cracher sur les façades, baies vitrées et avancées autrefois irréprochables des hôtels.

Tout cela n’était toutefois que des menus détails, comparé à ce qu’il se passait dans la pièce commune qui desservait les chambres.

Enfermés trop longtemps dans un espace réduit, Séléna, Violine et Izaac avaient eu la désagréable surprise de constater qu’un griffon faisait ressortir les manies d’un lion en cage.

Fenêtres ouvertes pour ressentir le souffle dévastateur du vent contre sa peau, Ezéchiel avait dévasté sa chambre. Une dépense dont son cousin Judicaël ne lui tiendrait certainement pas rigueur. Cette excentricité avait permis au pilote de tenir au moins jusqu’à l’arrivée de l’orage. Quand le premier éclair avait crevé le ciel, il s’était précipité sur le toit-terrasse. Juste avant qu’un membre humain du personnel de l’hôtel ne l’intercepte et  barre l’accès à la plateforme qu’il voyait comme un salut.

La panne d’électricité était arrivée juste après. Aucune lumière, plus de chauffage, la situation n’avait pas tardé à se dégrader. Par respect pour les deux sorcières, Ezéchiel avait de lui-même refermé ses fenêtres et s’était cloitré dans sa chambre. Des dizaines de caméras de surveillance, branchées sur un réseau externe, enregistrant le moindre mouvement extérieur, la fuite lui était impossible.

Il n’en avait pas fallu plus à Violine pour prendre la décision de dormir sur le divan jouxtant la porte de la chambre d’Izaac et Séléna. Une réaction qui avait blessé le griffon et fait monter d’un grand l’ambiance électrique qui s’était abattue sur la suite. Retranché dans ses appartements, Ezéchiel grommelait parfois assez fort que pour être entendu de ses collègues. Maudissant le temps, il se blâmait de ses faiblesses et regrettait amèrement que les autorités aient fermé l’espace aérien de Palerme et ses alentours.

Un concert de rugissement étouffé traversa la porte du griffon et la photographe y lança une œillade aussi peinée qu’apeurée. Un court instant, Séléna eut l’impression que son amie s’apprêtait à se relever pour aller voir ce qu’il en était. C’était pourtant impossible.

— À quoi penses-tu ? susurra la voix mentale d’Izaac.

Installé dans un fauteuil, il griffonnait des notes dans son carnet, sûrement leur prochain voyage. La sorcière était sûre d’y avoir lu “Suisse” et reconnu plusieurs noms de villes.

— Il y a quelque chose de changé entre Ezéchiel et Violine, répondit-elle en se frottant les bras avec vigueur.  Une forme de gène que je n’avais pas sentie avant Pompéi.

— Ne te mêle pas de ça, soupira son compagnon dans son esprit. 

— Vous pensez qu’il va bien ?

Timide, la photographe s’était relevée et fixait à présent le battant de la chambre d’Ezéchiel avec inquiétude. Du bout de deux doigts, elle tritura l’une de ses courtes mèches auburn. Une respiration lourde et saccadée leur parvenait entre deux grondements. Une respiration qui s’accordait avec les bourrasques malmenant les fenêtres réalisa Séléna. Resserrant un peu plus le pull d’Izaac contre elle, elle approcha de Violine pour lui prendre la main.

—  Oui, ne t’inquiète pas… Ce n’est que passager.

—  Je vais voir, annonça Izaac en les dépassant. J’ai contacté Judicaël hier soir, quand l’employé de l’hôtel nous a cloitrés dans nos chambres.  Il m’a assuré que ce ne serait qu’un mauvais moment à passé pour Ezéchiel. De ce que j’ai compris, l’attraction pour l’orage les prend aux tripes. Cela devient une véritable obsession.

Les doigts de Violine se resserrèrent sur la main de Séléna. Le fourmillement familier de la magie traversa sa peau. Brusquement, elle eut la certitude que la photographe souffrait en même temps que le griffon. La séquestration du mâle faisait-elle écho à l’enfermement qu’avait ressenti des années durant la jeune femme ?

—  On… On peut faire quelque chose pour lui ?

— Non, pas d’après Judicaël, s’attrista Izaac en secouant à la tête. Son animal a besoin d’évacuer en volant, en se nourrissant des énergies de l’air qui froisse ses plumes, des éclairs qui le frôlent, électrisant tout son être, de la pluie qui…

—  Merci d’arrêter là ta description ! ragea la voix rauque d’Ezéchiel de l’autre côté de la porte. Je n’ai pas besoin de ça !

Pris à défaut, Izaac rougit jusqu’aux pointes de ses oreilles qui se mirent à papillonner. Sa beauté frappa sa compagne. Dans la lueur des bougies, son embarras mettait en valeur ses yeux. À l’instar des faës, les elfes étaient des êtres serviables qui appréciaient aider leur prochain et nourrissaient du regret lorsqu’ils ne pouvaient pas le faire. C’était l’une des raisons principales, aux yeux de Séléna, qui avaient rapproché aussi vite les deux mâles. Leur conception de la vie en société avait énormément de points communs. L’utilisation récurrente en était un dont elle aurait pu se passer.

En deux pas, Izaac gagna la porte qu’il entrouvrit pour s’y faufiler. Le temps d’un battement de cœur, les sorcières purent apercevoir le capharnaüm qui régnait dans la chambre d’Ezéchiel. Les pots hors de prix, de plantes décoratives gisaient brisés sur le sol, la terre et les fleurs éparpillées dans la pièce. Des millions de grains de sable parsemaient meubles et carrelage en marbre. Lambeaux de tissus colorés, et autres fanfreluches accrochées aux murs, ou pendant sur les rebords des meubles étaient les vestiges des ravissants rideaux à pompons. Les ravissantes décorations qui avaient charmé Séléna à son arrivée dans la suite n’étaient plus que des souvenirs éparpillés.

Un frisson agita Violine, sortant la sorcière de sa contemplation. La chroniqueuse savait que son amie avait subi les colères d’un mâle intransigeant qui ne devait pas hésiter à briser l’une ou l’autre possession. Heureusement, elles savaient que le carnage de la chambre n’était pas dû aux caprices d’Ezéchiel, mais à l’humeur rageuse du temps. Du moins l’espérait-elle.

Rabattant ses mèches roses en un chignon négligé, Séléna chercha à toute vitesse un moyen de distraire son amie. Une occupation qui pourrait également venir en aide aux garçons qu’elle entendait chuchoter dans l’autre pièce. Il fallait d’urgence divertir ce petit monde. Balayant l’impressionnante suite du regard, elle avisa du mini bar, auquel aucun d’eux n’avait touché. Une hôtesse leur avait apporté la veille un immense saladier rempli de bonbons en tout genre, pour se faire pardonner l’absence d’un désert digne de ce nom, dans un palace à la renommée internationale.

Cette vision lui rappela ses années d’études. Un jeu enfantin détendrait peut-être l’atmosphère qui alourdissait.

— Gage ou vérité ! décréta Séléna tout à trac en attrapant le bras de Violine. Cela fait une éternité qu’on ne s’y est pas adonnée toutes les deux. Et puis, ça me fera une bonne excuse pour engouffrer ces bonbons qui me font de l’œil depuis hier.

Balançant un coussin sur le sol, elle installa la photographe à l’endroit où elle avait abandonné son précieux appareil et prit en main les préparatifs. Ni une, ni deux, il ne fallut pas cinq minutes à la chroniqueuse pour installer la vidange d’une bouteille d’eau gazeuse en guise d’aiguille, trois autres oreillers moelleux, une collection de mignonnettes d’alcool et des pots garnis de sucreries.

Bien décidée à désengluer la situation dans laquelle ils se trouvaient, Séléna traversa la pièce et tambourina à la porte aussi fort qu’elle le pouvait. Les paroles étouffées s’arrêtèrent aussitôt. Quitte à passer en permanence pour une enfant capricieuse, il était temps de vraiment se comporter comme telle.

— Allez les garçons ! Vous sortez immédiatement de vos tranchées ! C’est l’heure d’avouer tous ses péchés !

— Je ne crois pas que cela soit une bonne idée, essaya de se faire entendre Violine. Il aurait besoin de calme.

La porte s’entrouvre pour laisser apercevoir le beau visage d’Izaac qui la détailla éberlué. En retrait, assis sur le lit, Séléna entrevit Ezéchiel qui tremblait, ses grandes mains enfoncées dans ses cheveux cuivrés qu’il malmenait. Oui, il était bien temps de lui changer les idées ! Se plantant sur ses talons, la sorcière prit son air le plus hautain et jaugea son compagnon d’un œil inquisiteur.

— Gage ou vérité. Maintenant. Pas de discussion.

Elle affecta son air de starlette le plus convaincant et rejeta sa longue chevelure rose en arrière dans une imitation des publicités pour shampoing. Assise sur le sol, Violine arborait un petit air mutin que Séléna n’avait pas vu depuis longtemps. Partagée entre sa crainte de ce qu’il pouvait arriver et le plaisir qu’elle retirait à son la chroniqueuse jouer les divas, la photographe tortilla une mèche.

— Réfléchis déjà à tes gages au lieu de me regarder avec cet air de chat aux moustaches pleines de crème, la sermonna Séléna en se laissant tomber sur un coussin et piochant des bonbons. J’ai deux ou trois questions en tête qui pourraient…

—  J’ignore ce que tu as imaginé, mon Amour, fit mine de la gronder Izaac, mais sache que cela ne se réalisera pas.

Un éclair creva le ciel, sa décharge éclairant la pièce. Un gémissement plaintif, celui d’un animal blessé, monta de la chambre d’Ezéchiel. Violine perdit immédiatement de sa superbe.

— Ce n’était pas une question ! claqua Séléna d’un ton péremptoire. Amène-le ici et arrête un peu de discuter.

— Il est malpoli de refuser une invitation, articula péniblement Ezéchiel en se traînant hors de la chambre. Surtout venant d’une femelle. Il est du devoir d’un mâle de satisfaire leurs besoins.

La mine cireuse du griffon n’annonçait rien de bon. Une couche luisante de sueur recouvrait sa peau et y collait ses vêtements. Ses cheveux poisseux rebiquaient en tous sens et de lourdes cernes violacées marquaient ses yeux dorés fatigués. Les mains tremblantes, il rejoignit les filles de la démarche d’un ivrogne en manque de gin. Chemise, autrefois blanche, ouverte jusqu’au nombril et short maculé lui descendant sur les hanches, il grimaça en avisant que les deux places restantes se trouvaient de part et d’autre de Violine.

Sans un mot, ses traits tirés d’appréhension, la photographe le fixait, les lèvres entrouvertes, aucune parole cohérente ne pouvant franchir la barrière de sa langue. La nudité lui posait un problème depuis toujours. Que dire donc de la quasi-nudité d’un mâle en sueur au corps athlétique ? Aimable, elle tapota le coussin situé à sa gauche, celui qui se trouvait au plus près du griffon. Le mâle s’y effondra dans un soupir reconnaissant. Une convulsion l’agita, faisant craquer tous ses os et raidissant ses muscles.

Un court instant, Séléna s’en voulut. Son plan avait marché. La propension exacerbée à la politesse du griffon l’a forcé à sortir de sa tanière. Dans un effort surement pour contenir la part de lui que ses collègues n’avaient jamais vue, Ezéchiel retenait son animal en cage, accusant les blessures mentales que l’autre lui infligeait.

— Tu voudrais un café ? du chocolat ? proposa Violine incertaine. Un peu plus d’espace ? Tu voudrais que je me décale ?

— Reste où tu es, c’est très bien comme cela, gronda sans le vouloir le griffon ce qui sursauter la photographe. N’ai pas peur, quoi qu’il arrive, nous ne te ferons pas de mal.

— Nous ? releva la sorcière affolée.

Ezéchiel siffla entre ses dents, accusant une nouvelle onde de douleur quand l’orage tonna au-dessus d’eux, agitant les vitres. Circonspect, Izaac s’installa sur le dernier coussin sans quitter des yeux l’autre mâle. Contre sa cuisse, Séléna pouvait sentir la magie crépiter. Au moindre problème, son mâle serait prêt.

Il était temps pour elle de sortir le grand jeu. L’air enjôleur d’un présentateur télévisé plaqué sur le visage, elle claqua une fois des mains. C’était l’heure de faire son show. Pour une fois que ses talents pourraient être véritablement utiles.

 — Bon, ce n’est pas tout ça, mais nous avons un griffon à distraire ! Mademoiselle, Messieurs, merci de nous avoir rejoints un cette partie de gage ou vérité surnaturelle qui s’annonce mémorable ! Vous connaissez les règles, je ne les exposerais donc pas. Rassurez-vous, pour montrer l’exemple : je commence !

D’un mouvement théâtral, Séléna imprima un mouvement de rotation à la bouteille d’eau minérale dont le goulot s’arrêta sur Violine après plusieurs tours. Peu enthousiaste, celle-ci releva le regard sur son amie avant de jeter une œillade en coin à son voisin mal en point.

— Vio’, Vio’, Vio’, roucoula la chroniqueuse en s’emparant d’un bonbon sûr qu’elle suçota, son attention braquée sur Izaac qui la dévisageait sourcils froncés. Que choisis-tu ma chérie ? Gage ou…

— Gage ! s’empressa de répondre la photographe.

Celui-là, il était sorti bien trop vite ! En un battement de cœur, toutes les alarmes commérages de Séléna s’enclenchèrent.

— Tu aurais quelque chose à cacher ?

— Mais non voyons ! Pas du tout, s’empourpra Violine en commençant à bafouiller. C’est juste que…

— Queeeee ? l’encouragea son amie en distribuant les mignonnettes d’alcool suivant les goûts de chacun.

La sorcière de l’air avait toujours été bien plus bavarde avec un petit verre dans le nez. De plus, elle ne risquait rien, pas ici. Elle s’abandonnerait donc plus facilement à la tentation.

— Tu le sais Séléna, se plaignit la photographe en détournant le regard. Je ne veux pas parler de…

Piquée au vif, son amie avala de travers.

— Tu sais que l’on ne parlera pas de ça ! Passons à ton gage… Tu vas devoir… réfléchit-elle. Créer une mini tornade !

Sceptique, Violine la dévisagea un instant. Plantant ses prunelles bleues dans celle de son amie, Séléna sourit goguenarde. La chroniqueuse vit sur le visage de l’autre jeune femme le moment exact où Izaac s’adressa à elle par l’esprit. Un demi-sourire aux lèvres, la photographe prit une main devant elle et se concentra.

En tant que sorcière de l’air, sa facilité à créer ce genre de microphénomène météorologique était d’une simplicité presque enfantine. Au vu de la rigueur dont faisait preuve son Coven dans l’éducation de ses jeunes gens, Violine devait maîtriser ce tour depuis ses dix ans.

Le vent monta de la paume délicate de la jeune femme, tourbillonnant de plus en plus fort, pour agiter ses mèches et une tornade miniature apparues au creux de sa main. Instantanément, une étincelle d’envie brilla dans les yeux d’Ezéchiel qui paraissait hypnotisé. Ce qui n’échappa pas à Violine.

Présentant sa main au griffon assis à sa gauche, la photographe manqua de pouffer en le voyant loucher sur son sortilège. Toute la posture d’Ezéchiel changea, affichant ouvertement la convoitise.

— Prends là, l’encouragea la photographe. Elle ne me demande pas beaucoup d’énergie. Je peux la maintenir un bon moment.

L’intérêt s’intensifia sur les traits d’Ezéchiel qui avança sa main avec hésitation. Les perles de sueur sur son front commencèrent à s’assécher sous l’influence des petites bourrasques. Ses cheveux cuivrés s’envolèrent un peu plus et il manqua une respiration quand la tornade toucha le cœur de sa paume. Un gémissement de contentement passa entre les lèvres d’Ezéchiel qui ne parut pas s’en apercevoir.

— À toi de faire tourner la roue ma Vio’, encouragea Séléna en battant des mains. Et prend un bonbon ! Gage réussi avec brio !

La jeune femme ne se le fit pas dire deux fois. La bouteille tourna alors qu’elle picorait quatre dragées multicolores. Le goulot pointa sur Izaac qui prit une mine défaitiste.

— Heureusement, j’ai droit à Violine pour mon premier tour, les Dieux seuls savent ce que tu voudrais me faire avouer Séléna. Vérité !

— Eh ! s’exclama cette dernière. Tu dois attendre qu’elle te pose la question ! Tu n’as jamais joué à gage ou vérité ?

Faisant mine de bougonner, la chroniqueuse attira toute l’attention sur elle, détachant les prunelles amusées de Violine d’Ezéchiel qui continuait de contempler la tornade comme s’il s’agissait d’un joyau. Son plan commençait à fonctionner. Rentrant dans son jeu, Izaac roula des yeux et attrapa une friandise.

— Si, mais la dernière fois je ne devais pas avoir plus de dix ou onze ans… les elfes deviennent manifestement matures plus vite que les sorcières, la nargua-t-il.

— On ne jouait pas à ça au Coven, renchérit la photographe avec fatalisme. C’est Séléna qui m’a appris ce jeu à l’unif’.

Entendre Violine mentionner la secte dans laquelle elle avait vécu, face à un griffon prêt à exploser, surprit son amie. Parler du Coven lui était compliqué, même en présence de personne qu’elle estimait. Izaac, stupéfait, ne sut quoi répondre.

— Alors, du coup, gage ou vérité ?

— Et bien-vérité, se reprit le jeune homme.

Jouant avec l’une de ses mèches, Violine se fit malicieuse.

— Combien de messages, hors professionnel, Ezéchiel et toi, échangez-vous tous les jours ?

D’un même mouvement, les deux mâles la dévisagèrent.

— On ne se parle pas tous les jours.

La voix rauque de la présence de son griffon, le pilote fit craquer sa nuque en voyant Violine se raidir un tantinet.

Une main tendue devant lui contenant sa précieuse mini tornade, il aurait dû paraître ridicule. Cependant, il n’en était rien. Avec un physique comme celui d’Ezéchiel, débraillé, suant, négligé ou parfaitement impeccable, un mâle restait impressionnant.

— Je voulais simplement dire… glapit la photographe.

— Désolé de te contrarier, mec, renâcla Izaac qui déroulait l’une de leurs conversations sur son téléphone, mais elle a raison.

 — On ne se parle quand même pas tous les jours, réfuta le griffon incrédule. Ce n’est pas possible…

Versant une bonne rasade de vodka au pilote, Séléna le lui offrit.

— Entre les sorties à motos, les blagues débiles et autres échanges sur l’actualité, je te garantis entendre ton nom très régulièrement. Aller bois : tu n’as pas dit la vérité.

Mécontent, Ezéchiel fronça le nez face à l’offrande et l’offense de l’accuser d’avoir menti. Les griffons étaient chatouilleux sur l’honneur. Mais l’insinuation avait le mérite de lui faire oublier le tonnerre qui gronda une fraction de seconde avant qu’un éclair ne déchire le ciel.

— Ce n’est pas mon tour. Et je n’ai pas menti, se renfrogna-t-il.

— Pas ouvertement, la soutint Izaac. Mais cela ne veut pas dire que ta vérité était la bonne.

Le beau visage du griffon se décomposa. Lèvres entrouvertes, il parut songer à cette remise en perspective et ses yeux se posèrent sur Violine qui le regarda en coin.

— Je ne voulais pas te mentir.

Un instant, il parut vulnérable. Séléna s’en sentit bouleversée.

— On ne le sait, petit lion à plumes.

Taquine, elle lui tapa trois phalanges dans l’épaule, tout en agitant le verre qu’elle lui avait présenté. Résigné, il but sans conviction une gorgée avant de le faire passer à Izaac qui accepta son gage.

— Suivant ! scanda Séléna.

Son compagnon tourna à son tour la bouteille qui s’arrêta sur elle.

— Gage ou vérité ?

— Gage ! Hors de question de livrer mes secrets !

— Parce que tu en as ? se moqua Violine.

Pour toute réponse, elle lui tira la langue.

— Comme je connais le niveau de ton art et la créativité dont tu peux faire preuve, tu vas dessiner la façon dont tu imagines Ezéchiel sous sa forme animale, se délecta Izaac.

Ravie, Séléna se leva et courut sur son sac à main d’où elle sortit la pochette de stylo coloré qu’elle utilisait pour gribouiller ses articles. Arrachant une feuille de son carnet, elle se mit à griffonner les formes qu’elle imaginait. Critique, elle savait que son œuvre ne manquerait pas de choquer le malheureux Ezéchiel qui ne se doutait pas de son talent artistique. Quelsques touches de jaune par-ci, un peu d’orange…

— C’est long ! commenta la voix de son compagnon dans son esprit. On ne t’a pas demandé de te prendre pour Picasso !

— Minute espèce de traître ! tu penses que c’est aussi facile de dessiner un griffon ? Oh ! je vais devoir faire de grandes lignes pour le ciel, sinon je vais détruire mon bleu électrique.

— Voilà ! plastronna Séléna en découvrant son œuvre.

Le barbouillage informe ne sembla pas convaincre ses collègues qui penchèrent la tête sur le côté comme si cela pouvait les aider à mieux visualiser ce qu’elle voulait représenter.

— Dans ta tête, je ressemble à ça ? s’inquiéta Ezéchiel dubitatif.

— Quoi, ça ne te plait pas ? se vexa la chroniqueuse.

— On dirait un chaton dessiné par un enfant de cinq ans, commenta Violine songeuse. Un chaton avec des plumes.

— Ce sont des ailes…

— Autant pour moi, ricana la photographe.

Ah ça ! Il était facile de se moquer quand on avait tout un cursus artistique derrière soi et une licence en art appliqué !

L’orage tonna, faisant trembler Ezéchiel qui se concentra sur la tornade miniature qui tournoyait toujours dans sa main. Se raccrochant au sortilège, il déglutit et ferma les paupières pour reprendre ses esprits.

— Tu peux la déposer, tu sais, elle ne partira pas, l’informa doucement Violine en augmentant la cadence de sa création.

— Je ne préfère pas, signala calmement le griffon dont les iris avaient pris une teinte d’or en fusion. Je… elle m’apaise…

La magie de la photographe se déploya, alimentant un peu plus son sort dont les effets firent volontés les mèches roses de Séléna. Une jolie couleur rose para les joues de son amie. Resserrant l’élastique qui maintenait ses boucles, Izaac eu un air suspicieux.

L’agitation d’Ezéchiel disparaît de minute en minute, sous l’influence du pouvoir de Violine. Un fait qui perturbait assez le compagnon de la chroniqueuse que pour qu’il puisse le rapporter à Judicaël, ce qu’elle l’empêcherait de faire. Si les grands patrons s’en mêlaient, le fragile équilibre qu’avait trouvé la petite équipe pourrait en pâtir. Pour avoir le même questionnement en tête, Séléna comprenait ce qui tracassait son amant.

Un mystère qu’elle comptait bien élucider aujourd’hui.

La sorcière attrapa la bouteille, la faisant tourner comme une toupie, elle se concentra sur le fond d’eau qu’elle avait laissé à l’intérieur. En face d’elle, Violine haussa ses sourcils épilés et écarquilla ses prunelles grises. Muette, la photographe lui fit comprendre qu’elle avait compris son petit jeu et lui mettait un avertissement.

— Ne fais pas cela, l’administra mentalement Izaac.

— Le but c’est de le distraire, non ?

Le goulot s’arrêta sur Ezéchiel, quand elle relâcha son pouvoir.

— Gage ou vérité ?

Le griffon la toisa d’une mine blasée.

— Je ne compte pas me tourner en ridicule et je n’ai rien à cacher. Allons-y pour la vérité.

Discrètement, Violine pivota la tête, la sommant de faire marche arrière. Pas de chance pour elle, la spécialité de Séléna était de jouer avec le feu. Dégainant son plus bel air de défi, elle se pencha sur le griffon et déballa une sucette qu’elle cala au creux de sa joue.

— Qu’est-ce qui a tant d’effet sur toi : la magie de Violine et donc, sa présence ou la mini tornade ?

La pluie battante sembla marteler un peu plus les carreaux. Retenant leur souffle, Izaac et la photographe plongèrent leur attention dans leur verre et firent mine d’en avaler une gorgée. L’œillade acérée du griffon poussa presque Séléna à baisser les yeux. Un fugace instant, elle vit transparaître sa bête, dans les prunelles dorées du mâle.

Se frottant le menton, il fit crisser sa barbe quand il capitula.

— Les deux. Surement car elle est soumise.

Plus rouge qu’une pivoine, Violine ouvrit la bouche à plusieurs reprises pour rétorquer mais rien ne passa ses lèvres.

— Ce n’est pas une critique, s’empressa-t-il de préciser. Les personnes telles que toi sont utiles dans chaque structure.

— À quel point es-tu dominant ?

La question avait échappé à Séléna, qui se la posait depuis leur rencontre. Contrairement à ses cousins, Ezéchiel cachait bien son jeu.

— Eh, ce n’est pas les règles, rappela Izaac à sa rescousse. Une seule demande à la fois et uniquement quand la roue désigne…

— Ce n’est pas grave, rassura le griffon de son timbre de nouveau posé, en haussant les épaules. Pas autant qu’Azraël et Judicaël, je dois être environ au milieu de la Volée.

— Que ça ? s’étonna Séléna. Je t’aurais mis bien plus haut.

Ezéchiel sourit, cynique.

— Je pensais que tu aurais remarqué que dans la famille, nous avons de fortes personnalités. Non, je ne suis pas l’équivalent d’un grand Alpha à qui tout le monde obéit. Simplement un mâle parmi les autres. Je préfère amplement cette place.

Parler de lui semblait le détendre. Parfait ! La chroniqueuse pouvait donc continuer sur sa lancée et elle n’allait pas s’en priver !

— Tu as des frères et des sœurs ?

Sirotant un peu d’apéritifs sucrés, Violine assouvit sa curiosité sans oser se tourner sur le jeune homme. Les mains occupées sur son appareil photo, elle donnait presque l’impression de se désintéresser de sa réponse. Le griffon craqua chacun de ses doigts avant de s’emparer de plusieurs mignonnettes pour en humer le contenu et avaler le contenu de l’une d’elles.

— J’avais un frère. Il est… Il n’est pas arrivé à l’âge adulte, ce qui explique en partie le fait que je me suis raccroché à mes cousins. J’ai également deux jeunes sœurs, dix-neuf et seize ans, de quoi rendre dingue tous les aînés du monde.

— Ah l’angoisse, commenta Izaac, je compatis. Ma sœur à cinq ans de moins que moi. Quand elle a ramené son premier petit ami à la maison… Papa a refusé que mes trois frères et moi on s’en mêle, mais il n’en pensait pas moins.

Ezéchiel fit la grimace.

— Ma mère est fan de mon beau-frère. C’est un gentil garçon, cependant… je le trouve mou. Annabelle mérite tellement mieux.

Le machisme ! Ce n’était pas possible ! Séléna rêvait !

— Tu ne t’es pas dit que si elle l’avait choisi, c’est justement car il lui convient ? renifla la sorcière en suçant sa friandise avec ostentation. Mon beau-père est un métamorphe, à ses yeux les elfes sont de gentilles créatures qui gambadent dans la forêt et chantant.

— Eh ! s’offusqua Izaac. Tu ne m’avais jamais raconté ça !

Quitte à jouer au jeu de la vérité… Enlevant sa sucette dans un “pop” sonore, la sorcière se mit à la lécher nonchalamment.

— La première fois qu’il t’a rencontré, il m’a confié avoir été étonné que tu ne portes pas de collant vert et une flûte de pan autour du cou. Je t’ai défendu en lui disant qu’il faisait quand même dans le cliché. Il n’était pas vraiment d’accord.

Les deux mains pressées sur la bouche, Violine combattit un éclat de rire, tandis qu’Ezéchiel recrachait une partie de sa boisson sur la mini tornade qui lui renvoya le tout en pleine figure. Gêné, il ôta sa chemise et s’essuya le visage, ainsi que tout ce qu’il avait éclaboussé. Il fronça aussitôt le nez avec dégoût.

— Pourquoi personne ne m’a dit que je puais ?

Se levant d’un bond, il s’apprêtait à repartir dans sa chambre, quand Violine le retint par la cheville.

— Parce qu’on s’en fiche ? Rassieds-toi et dis-nous-en plus.

Le griffon hésita un instant, sa bête apparaissant au fond de ses yeux, juste le temps d’un battement de cœur. Docilement, il retrouva sa place sur le coussin et balança au loin sa chemise tachée et odorante. Une vague de reconnaissance traverse le cœur de Séléna, en lui demandant de rester, la photographe avait évité qu’il ne retourne se morfondre dans le capharnaüm de sa chambre.

— Non, non, non, à toi ! réfuta Ezéchiel en lui rendant le verre qu’elle avait déposé. Des frères et sœurs ?

— Fille unique, se vanta-t-elle. Aucun frère surprotecteur à l’horizon. Uniquement des parents un peu frappés, une secte complètement endoctrinée et un ex-fiancé acharné. Bon, d’accord, ça fait déjà beaucoup.

La mine penaude, elle avala trois gorgées avec un sourire de contrition qui étonna Séléna. C’était la première fois que Violine portrait sa situation en dérision.

— J’ai douze frères et sœurs, renchérit la chroniqueuse, c’est moi qui gagne. Bientôt treize en fait, Maman a appelé hier…

— Félicitation ! applaudit Violine  avec dérision.

Abasourdi, Izaac avala de travers.

— Encore ? Ils vont s’arrêter quand ?

Ezéchiel, lui, eut l’air sceptique.

— C’est possible, ça ? Je pensais que les métamorphes avaient autant de difficulté que les loups-garous à avoir des Petits.

Oh que non ! Enfin, si… les normaux !

— Pas autant, mais presque, expliqua Séléna. Généralement on peut compter des fratries de deux ou trois Petits, contrairement aux lycanthropes qui sont plus sur un, voire deux maximum. Mon beau-père est une exception, il dit que cela tient de la génétique de ma mère. Ce qui est effrayant quand on pense que je pourrais avoir des septuplés !

— Ah non, pas ça ! clama Izaac.

La pluie s’était calmée et le tonnerre s’éloignait. Sa mini tornade au creux de sa paume, Ezéchiel n’y prêtait pourtant plus attention. Les diversions avaient fonctionné, veillant à s’appliquer à garder une conversation constante, Violine et Séléna enchainèrent les anecdotes et informations sans importance.

La photographe s’endormit avant que la tempête ne soit complètement passée, se lovant en boule au pied du fauteuil, juste à côté du griffon qui attrapa un plaid pour la couvrir. Les yeux bouffis et rougis par le manque de sommeil, le jeune homme s’effondra un peu plus loin, sur un tapis aux premières lueurs du jour.

Blottie dans les bras de son compagnon, Séléna admira l’air paisible de son collègue, juste avant de fermer les paupières. Elle avait réussi. En plus d’aider Ezéchiel, elle l’avait rapproché de Violine, le mettant aussi à l’aise que s’il avait toujours fait partie de l’agence.

Elle sombrait dans le sommeil, quand la voix mentale d’Izaac caressa son esprit.

— Bien jouer, mon Amour.

— Oui, je sais, je suis génial.

Il ricana.

Nerveuse, Violine arpentait le couloir d’attente en tripotant les réglages de son appareil photo. Ignorant ce qui la mettait dans cet état, elle se trompait sans cesse de focale, de bruit, la vitesse d’obturation… Pas un seul de ses clichés depuis son réveil ne valait quelque chose. Et pourtant, il y en avait eu des modèles sur sa route ! Là, un pigeon blanc particulièrement mignon, avec juste une tache sur le bout du bec. Une mère de dos remettant la couverture de son nourrisson en même temps qu’elle tendait son biberon du matin à l’aîné.

De quoi rendre son exposition inoubliable. Un vernissage dont elle avait fignolé les derniers préparatifs cette semaine. Des retouches qui lui avaient demandé des heures de préparations.

Assis sur les sièges de métal du hall d’attente, son couple de collègues passait en revue l’itinéraire de leur court séjour à Malte. Quatre jours pour découvrir les beautés de cette île et en vanter les mérites à Judicaël. Une bulle de chewing-gum claqua d’en l’air, y répandant un parfum chimique de menthe.

— Des nouvelles d’Ezéchiel ? questionna Séléna.

Happée par la nature de sa demande, Violine s’immobilisa. Leur tournée de l’Italie s’était arrêtée aussitôt la tempête passée. En un appel, Azraël avait battu le rappel des troupes et mit la photographe, la chroniqueuse et le concepteur de voyage en télétravail. Trois semaines durant lesquels ils ne s’étaient pas rendus à l’agence, au point que la jeune femme avait craint de perdre son emplois. Elle avait redouté une faute professionnelle lors de leur petit jeu de gage ou vérité. Izaak lui avait assuré qu’il n’en était rien.

Vingt-trois jours sans l’ombre d’un message de la part d’Ezéchiel.

Le griffon avait disparu à l’instant où l’avion privé avait touché le tarmac de la piste. Les portes de l’habitacle avaient été ouvertes par une hôtesse, le jeune homme s’engouffrant déjà dans la voiture de Judicaël à la descente de ses collègues.

—  Oh ne ment pas ! Je sais très bien que vous vous parlez tous les jours ! ronchonna Séléna à qui Izaac avait dû faire la grimace.

—  Je peux simplement te dire qu’il a effectué quelques missions de pilote et chauffeur pour ses cousins durant son absence. Il revient toujours juste d’une semaine à conduire le yacht d’Azraël pendant ses vacances. Le tour de la méditerranée à bord de la toute nouvelle et luxueuse acquisition de nôtre grand maître.

—  Et moi qui le plaignait.

Séléna roula des yeux, à l’instant où elle souffla une bulle. TCHAK ! Violine ne résista pas.

— Ne crois surtout pas qu’il a passé trois semaines à s’amuser, la reprit Izaac contrarié. Ezéchiel à prit cela comme une rétrogradation. Bien que j’aie essayé de le convaincre que Judicaël et son frère n’y avaient qu’un moyen de lui faire lâcher prise.

La peine brouilla le cœur de Violine qui s’approcha sans bruit pour s’installer à un siège de Séléna. Muette, la chroniqueuse écoutait avec attention son compagnon qui affichait un air contrarié.

Ezéchiel avait effectivement parut maladif durant leur dernier jour à Palerme, ce n’était pas pour autant qu’elle aurait cru que son problème était grave à ce point. Au fond d’elle, Violine s’était d’ailleurs inquiétée de son absence. Car, s’ils n’étaient pas physiquement présents à l’agence, chacun avait participé aux réunions à distance et présenter les projets en cours ou à venir. Le griffon, lui, était restés aux abonnés absents. Pas un mail professionnel, une remarque sur une boîte de dialogue où même une réponse automatique.

Ne pas savoir ce qu’il lui arrivait avait dérangé la sorcière. Elle avait plus d’une fois envisagé d’essayer d’obtenir le numéro privé d’Ezéchiel via la curiosité maladive de Séléna. À présent qu’elle en savait un peu plus, son appréhension grandissait.

N’y tenant plus, elle se mêla à la conversation.

— Il sera des nôtres pour ce voyage ?

Son empressement ne passa pas inaperçu. Deux paires d’yeux la fixèrent, la poussant à rabattre l’une de ses mèches derrière son oreille. Tout dans l’expression de Séléna criait son impatience de coincer Violine seule à seule dans les prochaines heures. Une intention bien vaine, la photographe n’aurait rien d’autre à dire que ce sujet. Son amie avait toujours tendance à se faire des idées sur tout.

La mine d’Izaac en revanche, la perturba.

— Je ne sais pas, Azraël hésitait encore hier. De ce que j’ai compris, Judicaël avait un subite envie de partir se balader quelque part en Afrique. J’ai entendu que quelqu’un d’autre le remplacerait pour ce vol.

— Il ne travaillera plus avec nous ? rebondit Séléna.

Un pierre tomba dans l’estomac de Violine, en réponse, la magie crépita au bout de ses doigts. Ezéchiel allait-il vraiment les quitter ? Une part d’elle-même ne pouvait pas y croire. Quelque chose, au plus profond de son âme, se brisa à cette perspective.

Elle le revoyait, perturbé, le teint cireux, son front transpirant de larges gouttes s’avancer en chancelant vers elle. Uniquement car sa droiture voulait qu’il honore la demande des deux sorcières à s’adonner à une partie de “gage ou vérité”. Le griffon avait pris sur lui, étouffant la souffrance et l’oppression qu’il ressentait. Il avait combattu tous ses a priori sur l’hygiène dont il devait faire preuve en public, pour les contenter. Il avait avoué à voix haute trouver la présence d’une soumise apaisante. Le genre de chose qu’Ambroise ne se serait jamais abaissé à admettre. Il avait annoncé son statut sans une once d’hésitation.

Simplement Ezéchiel n’y voyait rien de dévalorisant.

Il avait reconnu l’utilité des personnes comme Violine, au lieu de la rabaisser pour la place qu’elle occupait. Ce qu’il avait dit, avait bouleversé la sorcière, d’une manière qu’elle n’arrivait toujours pas à comprendre.

Tirant sa valise sur le tarmac, la sorcière évita de regarder son amie. Le soleil se préparait à tomber et le ciel se teignait déjà d’une palette de roses et d’oranges. Les yeux perdus dans le vaste horizon où se dessinait la silhouette élancée d’un avion, elle songea au briefing que le griffon avait rater. S’il n’apparaissait pas maintenant, le groupe aurait sa réponse. À ses côtés, Séléna, les sourcils froncés, scrutait les alentours, visiblement contrariée à l’idée qu’Ezéchiel ne se montre plus jamais.

Montant et descendant l’escalier de l’appareil, un pilote qui leur était inconnu procédait à la préparation de l’engin. Un rôle d’ordinaire tenu par leur collègue. Cela ne dit rien de bon à Violine.

Isaac, quant à lui, s’était mis à consulter sa tablette. Il vérifiait sans doute si des changements de noms avait été effectuer sur les réservations, estima la photographe. Violine observait la scène, une boule d’angoisse formée au creux de son estomac. L’idée de travailler avec un nouveau mâle la rebutait. Juste au moment où elle commençait à s’habituer au précédent, celui-ci disparaissait.

Soudain, Séléna, mue par une impulsion, saisit Isaac par le poignet.

— Tu trouves quelque chose d’anormal ? demanda-t-elle, sa voix teintée d’une frustration mal dissimulée.

Avant qu’Isaac puisse articuler une réponse, une silhouette se détacha de derrière l’avion. Violine sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine, ses yeux s’écarquillèrent en reconnaissant la démarche assurée, quoique légèrement hésitante, d’Ezéchiel. Le mâle qui, habituellement, incarnait la fierté et l’assurance, semblait porter sur ses épaules un peu affaissée le poids d’un moment de faiblesse.

Le griffon s’approcha du groupe, son regard évitant celui de ses collègues. Comme s’il cherchait à esquiver un jugement encore inexprimé. Son silence était éloquent, qui fit avaler de travers à Violine.

— Désolé pour le retard, lâcha-t-il finalement, sa voix basse trahissant un elle ne savait trop quoi qui la dérangea. J’ai eu plus de mal que prévu à convaincre mes cousins que j’étais déjà à l’aéroport.

Sa confession poussa Séléna ouvrit la bouche pour répondre. Une œillade d’Isaac la fit se raviser. La photographe était certaine que son amie ne s’apprêtait à faire aucun reproche. Cependant, la chroniqueuse pouvait cruellement manquer de tact quand elle le voulait.

Soulagée, Violine fit mine de se concentrer sur l’écran de son boîtier. Alors même qu’elle ne pouvait détacher son regard d’Ezéchiel. Elle aurait voulu trouver les mots pour alléger son fardeau, mais sa timidité l’en empêchait. La sorcière savait exactement ce que l’on ressentait lorsqu’on croyait avoir été pris en faute. Elle se contenta donc de lui adresser un sourire fugace, espérant y mettre assez de chaleur pour lui transmettre un semblant de réconfort.

Le temps d’un battement de cœur, Ezéchiel croisa son regard. Pendant une fraction de seconde, la jeune femme crut discerner une lueur de gratitude dans ses yeux. Puis il détourna la tête, rompant le fragile lien qui s’était tissé entre eux. Elle serra son appareil photo contre sa poitrine, une barrière fragile contre l’anxiété qui la tiraillait. Son regard, dissimulé derrière l’objectif, capturait silencieusement les nuances subtiles du ciel pour la distraire. Faire du griffon l’objet de toutes les attentions ne serait pas bénéfiques. Dans les moments où elle s’était trouvée à sa place, sa seule envie avait été de disparaître dans un trou de souris.

Le pilote s’approcha pour prendre sa valise. Instinctivement, Violine recula d’un pas, un frisson d’appréhension la parcourant. Elle interpréta sa délicatesse comme des excuses informulées pour les tords qu’il s’imaginait avoir. Il s’empara des affaires de la sorcière une lenteur inattendue qui laissait deviner qu’il avait saisi son trouble. De gestes maîtrisés, il fit de même avec celle de Séléna qui s’apprêtant à protester.

― La mienne est déjà chargée, justifia-t-il en adressant un coup d’œil en biait à Izaac.

— Merci, murmura la photographe, sa voix à peine audible au-dessus du bruissement du vent matinal. J’espère que tu as passé d’agréables semaines auprès d’Azraël et Judicaël.

Ezéchiel acquiesça d’un signe de tête, son regard fuyant celui de Violine. Il y avait dans ses yeux un mélange complexe de fierté blessée et de vulnérabilité. Un contraste perturbant avec l’image qu’il projetait habituellement. Sans lui répondre, il se dirigea vers l’avion. Une impolitesse pour laquelle il se fustigerait durant le vol.

Dès qu’ils pénétrèrent dans l’habitacle, Séléna et son amie constatèrent que le griffon s’était déjà barricadé. Sa fuite n’échappa pas à Isaac, qui leva un sourcil, visiblement non convaincu par cette esquive. Si le besoin d’isolement du mâle était évident, l’elfe tripota frénétiquement son cahier. La photographe ne lui donnait pas plus de dix minutes avant de briser le refuge du pilote.

Se levant avec un soupir qui trahissait une exaspération contenue, Isaac récupéra quelques documents posés sur une console.

— Avec le briefing, je suppose que vous n’aurez pas de question, dit-il fatigué. Violine, je compte sur toi pour avoir des photos aériennes de l’île à notre arrivée. Le hublot juste là sera idéal, d’après le collègue d’Ezéchiel. Normalement, le voyage ne l’entachera pas trop.

La tête ailleurs, les filles lui répondirent d’un simple hochement de tête. Des centaines de questions se bousculaient dans l’esprit des sorcières, les empêchant de parler avant que l’elfe ne disparaisse à son tour dans le cockpit.

― C’est moi où la tempête a cassé notre griffon ? bouda Séléna en rajustant son maquillage. Un instant j’ai cru qu’il allait pleurer quand tu as parler de ses cousins. Je sais que sa race ne plaisante pas avec le sens de l’honneur, mais là… Waouh ! C’est exagérer.

― Je crois que son problème est de nous avoir déçu, déduit Violine qui ressentait une étrange solidarité envers le pilote.

Dans un sens, elle comprenait sa fuite. La sorcière connaissait trop bien le besoin de se retrancher derrière des murs invisibles, lorsque le monde extérieur devenait trop envahissant, trop réel.

― Développe, la pria le chroniqueuse en s’appuyant sur la console qui séparait leur siège. Nous avons tous passé un bon moment pendant notre petit jeu, du moins, c’est ce que je croyais.

Se tournant vers la fenêtre, Violine commença à se perdre dans le paysage. Hésitante, elle prit une minute à répondre.

―Il sait beaucoup livrer, développa la photographe. Aussi bien mentalement que physiquement. Il m’avait dit que les griffons ne sont pas exhibitionnistes, qu’ils ont un certain sens de la pudeur. Or, il a fait tomber la chemise dès qu’il s’est aperçu qu’il sentait fort…

― Puer, ma chérie, la reprit Séléna un air faussement choqué sur le visage. À ce stade, soyons franches, il puait !

Voilà, c’était exactement de ça que la sorcière voulait parler. Elle, son odeur ne l’avait pas dérangée. Pas plus que ça en tout cas. Bon, d’cacord, il sentait vraiment fort. Néanmoins, elle avait connu pire.

― Exactement. Il nous a confié beaucoup de chose, à menti, également. Par omission, on est d’accord, cependant, ça l’a perturbé. Je pense que dans un sens il s’est senti… faible ? incompétent ? Quelque chose du genre en tout cas, exprima Violine en observant les nuages qui défilaient. Tu le croyais en haut de la hiérarchie de sa Volée. Ezéchiel à parler du rôle d’un mâle de satisfaire les femelles… Les griffons sont très mystérieux. Ce qui me fait me demander si… Ils n’ont pas une structure plus matriarcale qu’on le croit. Et en nous affichant ses faiblesses, il… ne sait pas montrer à la hauteur ?

Les paupières étrécies, Séléna la fixa avec concentration.

― Du beau machisme quoi, minimisa la chroniqueuse. Enfin, on s’entend… Pas qu’il veille être machiste, ce n’est pas le genre. Son éducation le pousse à l’être.

Oui. Non. Presque. Frustrée, Violine tripota l’une de ses mèches. Elle n’avait aucun moyen de l’expliquer sans faire un parallèle avec sa propre situation. Ce qu’elle se refusait pour l’instant.

― Quelque chose dans ce goût là…

Se jetant en arrière, son amie posa la nuque sur l’appuie tête de son siège. Ses cheveux roses flottant autour d’elle, elle parut réfléchir à ce que la photographe venait de dire. À moins qu’elle ne se rejoue mentalement la soirée qu’ils avaient passé.

― Bien, je te propose donc ceci : dés que les garçons sortent de leur antre, nous faisons semblant de rien. Effacée la soirée ! Ezéchiel n’a jamais disparu de la surface de nos vies pendant trois semaines. On fait comme nous l’aurions fait auparavant. Fini de marcher sur des œufs, on le taquine et on prend garde à…

― Le faire se sentir important ? proposa Violine.

Oui, ça pourrait marcher. Ou tout du moins un peu aider le griffon.

― Indispensable ! trancha Séléna qui éclata une bulle de chewing-gum. S’il propose un truc, on y va. S’il fait une réflexion, on la prend en compte. Oh, pas comme des femelles obéissantes, bien évidement. Plus comme… On fait semblant de sous-peser les options, mais on abonde dans son sens. On peu en modifier certains points, mais pas trop. Nous avons cinq jours pour visiter les trois îles. Même en bouleversant le planning, nous aurons largement le temps de…

La fin de la phrase de son amie se perdit, tandis que stupéfaite, la photographe faisait le rapprochement avec…

― C’est ce que tu as fait avec moi ! l’accusa-t-elle estomaquée.

― Quoi ? fit mine de ne pas comprendre la chroniqueuse qui eu au moins la correction de rougir. De quoi tu parles…

Elle venait de mettre le doigt sur quelque chose, elle le sentait. À présent, c’était une évidence. Dans son esprit, toutes les pièces du puzzle s’emboîtèrent. Le changement d’attitude de Séléna durant leurs études…

― Tu m’as mise en confiance. On se connaît depuis l’enfance, mais ta façon d’agir à changer lorsque nous étions à l’unif’. Tu étais moins… toi. Enfin, je veux dire…

Perplexe, la sorcière peinait à trouver ses mots. Un brin moqueuse, la chroniqueuse aux cheveux rose leva les mains en signe de réédition.

― Mea-culpa, j’avoue, tu m’as démasquée, pouffa-t-elle face à l’incrédulité de Violine. Au moins, tu peux constater par toi-même que ça à marcher ! Je préviendrais Izaac de notre plan dés que mon elfe adoré entrera dans mon esprit pour me chuchoter des…

― Quand il quoi ? glapit la jeune femme, effaçant des traits de son amie le discret rictus lubrique qui s’y était installé.

Se mordant la lèvre pour ne pas rire, Séléna écarta les mains en signe d’impuissance. La photographe n’avait aucun doute sur ce qui avait poussé son amie à lui caché les… habitudes de son Compagnon. La bile caressa la langue de Violine alors qu’elle captait avec acuité l’ombre de la présence d’Ambroise dans une part de son âme.

La cousine de Séléna, croisée nymphe de l’esprit, avait réussit à annihiler une partie de la sorcière captait de son ex-fiancé. Le lien qui les unissait, lui, n’avait pas encore pu être brisé.

Non loin d’elle, assise à terre dans la gigantesque suite qu’ils partageaient, Violine triait les photos de leur voyage sur son appareil, avec une application qui permettait d’imaginer la fébrilité qu’elle ressentait. Ce constat mit Séléna mal à l’aise.

La bruine maussade qui avait rendu leur atterrissage plus technique qu’à l’accoutumée, trois jours auparavant, leur avait permis de profiter de leur première journée dans la ville. Les visites intérieures remplaçant la tournée des bars branchés et des plus belles plages, initialement prévues, par celle des musées et autres divertissements adéquats.  La tempête qui était arrivée ensuite était un tout autre problème. 

De grosses gouttes d’eau battaient les fenêtres, les faisant parfois trembler. Le ciel, noir d’un orage qui grondait en menaçant de s’abattre, n’avait pas laissé percer les rayons du soleil depuis la veille. Les météorologues annonçaient les inondations d’une partie des rues, les plages de sables fins s’étaient transformées en zone rouge et les autorités demandaient aux habitants de ne pas sortir. De la fenêtre de leur suite, Séléna pouvait voir la vue paradisiaque choisie par Izaac, devenir une véritable désolation. Des rafales sifflantes emportant des tourbillons de sable pour les cracher sur les façades, baies vitrées et avancées autrefois irréprochables des hôtels.

Tout cela n’était toutefois que des menus détails, comparé à ce qu’il se passait dans la pièce commune qui desservait les chambres.

Enfermés trop longtemps dans un espace réduit, Séléna, Violine et Izaac avaient eu la désagréable surprise de constater qu’un griffon faisait ressortir les manies d’un lion en cage.

Fenêtres ouvertes pour ressentir le souffle dévastateur du vent contre sa peau, Ezéchiel avait dévasté sa chambre. Une dépense dont son cousin Judicaël ne lui tiendrait certainement pas rigueur. Cette excentricité avait permis au pilote de tenir au moins jusqu’à l’arrivée de l’orage. Quand le premier éclair avait crevé le ciel, il s’était précipité sur le toit-terrasse. Juste avant qu’un membre humain du personnel de l’hôtel ne l’intercepte et  barre l’accès à la plateforme qu’il voyait comme un salut.

La panne d’électricité était arrivée juste après. Aucune lumière, plus de chauffage, la situation n’avait pas tardé à se dégrader. Par respect pour les deux sorcières, Ezéchiel avait de lui-même refermé ses fenêtres et s’était cloitré dans sa chambre. Des dizaines de caméras de surveillance, branchées sur un réseau externe, enregistrant le moindre mouvement extérieur, la fuite lui était impossible.

Il n’en avait pas fallu plus à Violine pour prendre la décision de dormir sur le divan jouxtant la porte de la chambre d’Izaac et Séléna. Une réaction qui avait blessé le griffon et fait monter d’un grand l’ambiance électrique qui s’était abattue sur la suite. Retranché dans ses appartements, Ezéchiel grommelait parfois assez fort que pour être entendu de ses collègues. Maudissant le temps, il se blâmait de ses faiblesses et regrettait amèrement que les autorités aient fermé l’espace aérien de Palerme et ses alentours.

Un concert de rugissement étouffé traversa la porte du griffon et la photographe y lança une œillade aussi peinée qu’apeurée. Un court instant, Séléna eut l’impression que son amie s’apprêtait à se relever pour aller voir ce qu’il en était. C’était pourtant impossible.

— À quoi penses-tu ? susurra la voix mentale d’Izaac.

Installé dans un fauteuil, il griffonnait des notes dans son carnet, sûrement leur prochain voyage. La sorcière était sûre d’y avoir lu “Suisse” et reconnu plusieurs noms de villes.

— Il y a quelque chose de changé entre Ezéchiel et Violine, répondit-elle en se frottant les bras avec vigueur.  Une forme de gène que je n’avais pas sentie avant Pompéi.

— Ne te mêle pas de ça, soupira son compagnon dans son esprit. 

— Vous pensez qu’il va bien ?

Timide, la photographe s’était relevée et fixait à présent le battant de la chambre d’Ezéchiel avec inquiétude. Du bout de deux doigts, elle tritura l’une de ses courtes mèches auburn. Une respiration lourde et saccadée leur parvenait entre deux grondements. Une respiration qui s’accordait avec les bourrasques malmenant les fenêtres réalisa Séléna. Resserrant un peu plus le pull d’Izaac contre elle, elle approcha de Violine pour lui prendre la main.

—  Oui, ne t’inquiète pas… Ce n’est que passager.

—  Je vais voir, annonça Izaac en les dépassant. J’ai contacté Judicaël hier soir, quand l’employé de l’hôtel nous a cloitrés dans nos chambres.  Il m’a assuré que ce ne serait qu’un mauvais moment à passé pour Ezéchiel. De ce que j’ai compris, l’attraction pour l’orage les prend aux tripes. Cela devient une véritable obsession.

Les doigts de Violine se resserrèrent sur la main de Séléna. Le fourmillement familier de la magie traversa sa peau. Brusquement, elle eut la certitude que la photographe souffrait en même temps que le griffon. La séquestration du mâle faisait-elle écho à l’enfermement qu’avait ressenti des années durant la jeune femme ?

—  On… On peut faire quelque chose pour lui ?

— Non, pas d’après Judicaël, s’attrista Izaac en secouant à la tête. Son animal a besoin d’évacuer en volant, en se nourrissant des énergies de l’air qui froisse ses plumes, des éclairs qui le frôlent, électrisant tout son être, de la pluie qui…

—  Merci d’arrêter là ta description ! ragea la voix rauque d’Ezéchiel de l’autre côté de la porte. Je n’ai pas besoin de ça !

Pris à défaut, Izaac rougit jusqu’aux pointes de ses oreilles qui se mirent à papillonner. Sa beauté frappa sa compagne. Dans la lueur des bougies, son embarras mettait en valeur ses yeux. À l’instar des faës, les elfes étaient des êtres serviables qui appréciaient aider leur prochain et nourrissaient du regret lorsqu’ils ne pouvaient pas le faire. C’était l’une des raisons principales, aux yeux de Séléna, qui avaient rapproché aussi vite les deux mâles. Leur conception de la vie en société avait énormément de points communs. L’utilisation récurrente en était un dont elle aurait pu se passer.

En deux pas, Izaac gagna la porte qu’il entrouvrit pour s’y faufiler. Le temps d’un battement de cœur, les sorcières purent apercevoir le capharnaüm qui régnait dans la chambre d’Ezéchiel. Les pots hors de prix, de plantes décoratives gisaient brisés sur le sol, la terre et les fleurs éparpillées dans la pièce. Des millions de grains de sable parsemaient meubles et carrelage en marbre. Lambeaux de tissus colorés, et autres fanfreluches accrochées aux murs, ou pendant sur les rebords des meubles étaient les vestiges des ravissants rideaux à pompons. Les ravissantes décorations qui avaient charmé Séléna à son arrivée dans la suite n’étaient plus que des souvenirs éparpillés.

Un frisson agita Violine, sortant la sorcière de sa contemplation. La chroniqueuse savait que son amie avait subi les colères d’un mâle intransigeant qui ne devait pas hésiter à briser l’une ou l’autre possession. Heureusement, elles savaient que le carnage de la chambre n’était pas dû aux caprices d’Ezéchiel, mais à l’humeur rageuse du temps. Du moins l’espérait-elle.

Rabattant ses mèches roses en un chignon négligé, Séléna chercha à toute vitesse un moyen de distraire son amie. Une occupation qui pourrait également venir en aide aux garçons qu’elle entendait chuchoter dans l’autre pièce. Il fallait d’urgence divertir ce petit monde. Balayant l’impressionnante suite du regard, elle avisa du mini bar, auquel aucun d’eux n’avait touché. Une hôtesse leur avait apporté la veille un immense saladier rempli de bonbons en tout genre, pour se faire pardonner l’absence d’un désert digne de ce nom, dans un palace à la renommée internationale.

Cette vision lui rappela ses années d’études. Un jeu enfantin détendrait peut-être l’atmosphère qui alourdissait.

— Gage ou vérité ! décréta Séléna tout à trac en attrapant le bras de Violine. Cela fait une éternité qu’on ne s’y est pas adonnée toutes les deux. Et puis, ça me fera une bonne excuse pour engouffrer ces bonbons qui me font de l’œil depuis hier.

Balançant un coussin sur le sol, elle installa la photographe à l’endroit où elle avait abandonné son précieux appareil et prit en main les préparatifs. Ni une, ni deux, il ne fallut pas cinq minutes à la chroniqueuse pour installer la vidange d’une bouteille d’eau gazeuse en guise d’aiguille, trois autres oreillers moelleux, une collection de mignonnettes d’alcool et des pots garnis de sucreries.

Bien décidée à désengluer la situation dans laquelle ils se trouvaient, Séléna traversa la pièce et tambourina à la porte aussi fort qu’elle le pouvait. Les paroles étouffées s’arrêtèrent aussitôt. Quitte à passer en permanence pour une enfant capricieuse, il était temps de vraiment se comporter comme telle.

— Allez les garçons ! Vous sortez immédiatement de vos tranchées ! C’est l’heure d’avouer tous ses péchés !

— Je ne crois pas que cela soit une bonne idée, essaya de se faire entendre Violine. Il aurait besoin de calme.

La porte s’entrouvre pour laisser apercevoir le beau visage d’Izaac qui la détailla éberlué. En retrait, assis sur le lit, Séléna entrevit Ezéchiel qui tremblait, ses grandes mains enfoncées dans ses cheveux cuivrés qu’il malmenait. Oui, il était bien temps de lui changer les idées ! Se plantant sur ses talons, la sorcière prit son air le plus hautain et jaugea son compagnon d’un œil inquisiteur.

— Gage ou vérité. Maintenant. Pas de discussion.

Elle affecta son air de starlette le plus convaincant et rejeta sa longue chevelure rose en arrière dans une imitation des publicités pour shampoing. Assise sur le sol, Violine arborait un petit air mutin que Séléna n’avait pas vu depuis longtemps. Partagée entre sa crainte de ce qu’il pouvait arriver et le plaisir qu’elle retirait à son la chroniqueuse jouer les divas, la photographe tortilla une mèche.

— Réfléchis déjà à tes gages au lieu de me regarder avec cet air de chat aux moustaches pleines de crème, la sermonna Séléna en se laissant tomber sur un coussin et piochant des bonbons. J’ai deux ou trois questions en tête qui pourraient…

—  J’ignore ce que tu as imaginé, mon Amour, fit mine de la gronder Izaac, mais sache que cela ne se réalisera pas.

Un éclair creva le ciel, sa décharge éclairant la pièce. Un gémissement plaintif, celui d’un animal blessé, monta de la chambre d’Ezéchiel. Violine perdit immédiatement de sa superbe.

— Ce n’était pas une question ! claqua Séléna d’un ton péremptoire. Amène-le ici et arrête un peu de discuter.

— Il est malpoli de refuser une invitation, articula péniblement Ezéchiel en se traînant hors de la chambre. Surtout venant d’une femelle. Il est du devoir d’un mâle de satisfaire leurs besoins.

La mine cireuse du griffon n’annonçait rien de bon. Une couche luisante de sueur recouvrait sa peau et y collait ses vêtements. Ses cheveux poisseux rebiquaient en tous sens et de lourdes cernes violacées marquaient ses yeux dorés fatigués. Les mains tremblantes, il rejoignit les filles de la démarche d’un ivrogne en manque de gin. Chemise, autrefois blanche, ouverte jusqu’au nombril et short maculé lui descendant sur les hanches, il grimaça en avisant que les deux places restantes se trouvaient de part et d’autre de Violine.

Sans un mot, ses traits tirés d’appréhension, la photographe le fixait, les lèvres entrouvertes, aucune parole cohérente ne pouvant franchir la barrière de sa langue. La nudité lui posait un problème depuis toujours. Que dire donc de la quasi-nudité d’un mâle en sueur au corps athlétique ? Aimable, elle tapota le coussin situé à sa gauche, celui qui se trouvait au plus près du griffon. Le mâle s’y effondra dans un soupir reconnaissant. Une convulsion l’agita, faisant craquer tous ses os et raidissant ses muscles.

Un court instant, Séléna s’en voulut. Son plan avait marché. La propension exacerbée à la politesse du griffon l’a forcé à sortir de sa tanière. Dans un effort surement pour contenir la part de lui que ses collègues n’avaient jamais vue, Ezéchiel retenait son animal en cage, accusant les blessures mentales que l’autre lui infligeait.

— Tu voudrais un café ? du chocolat ? proposa Violine incertaine. Un peu plus d’espace ? Tu voudrais que je me décale ?

— Reste où tu es, c’est très bien comme cela, gronda sans le vouloir le griffon ce qui sursauter la photographe. N’ai pas peur, quoi qu’il arrive, nous ne te ferons pas de mal.

— Nous ? releva la sorcière affolée.

Ezéchiel siffla entre ses dents, accusant une nouvelle onde de douleur quand l’orage tonna au-dessus d’eux, agitant les vitres. Circonspect, Izaac s’installa sur le dernier coussin sans quitter des yeux l’autre mâle. Contre sa cuisse, Séléna pouvait sentir la magie crépiter. Au moindre problème, son mâle serait prêt.

Il était temps pour elle de sortir le grand jeu. L’air enjôleur d’un présentateur télévisé plaqué sur le visage, elle claqua une fois des mains. C’était l’heure de faire son show. Pour une fois que ses talents pourraient être véritablement utiles.

 — Bon, ce n’est pas tout ça, mais nous avons un griffon à distraire ! Mademoiselle, Messieurs, merci de nous avoir rejoints un cette partie de gage ou vérité surnaturelle qui s’annonce mémorable ! Vous connaissez les règles, je ne les exposerais donc pas. Rassurez-vous, pour montrer l’exemple : je commence !

D’un mouvement théâtral, Séléna imprima un mouvement de rotation à la bouteille d’eau minérale dont le goulot s’arrêta sur Violine après plusieurs tours. Peu enthousiaste, celle-ci releva le regard sur son amie avant de jeter une œillade en coin à son voisin mal en point.

— Vio’, Vio’, Vio’, roucoula la chroniqueuse en s’emparant d’un bonbon sûr qu’elle suçota, son attention braquée sur Izaac qui la dévisageait sourcils froncés. Que choisis-tu ma chérie ? Gage ou…

— Gage ! s’empressa de répondre la photographe.

Celui-là, il était sorti bien trop vite ! En un battement de cœur, toutes les alarmes commérages de Séléna s’enclenchèrent.

— Tu aurais quelque chose à cacher ?

— Mais non voyons ! Pas du tout, s’empourpra Violine en commençant à bafouiller. C’est juste que…

— Queeeee ? l’encouragea son amie en distribuant les mignonnettes d’alcool suivant les goûts de chacun.

La sorcière de l’air avait toujours été bien plus bavarde avec un petit verre dans le nez. De plus, elle ne risquait rien, pas ici. Elle s’abandonnerait donc plus facilement à la tentation.

— Tu le sais Séléna, se plaignit la photographe en détournant le regard. Je ne veux pas parler de…

Piquée au vif, son amie avala de travers.

— Tu sais que l’on ne parlera pas de ça ! Passons à ton gage… Tu vas devoir… réfléchit-elle. Créer une mini tornade !

Sceptique, Violine la dévisagea un instant. Plantant ses prunelles bleues dans celle de son amie, Séléna sourit goguenarde. La chroniqueuse vit sur le visage de l’autre jeune femme le moment exact où Izaac s’adressa à elle par l’esprit. Un demi-sourire aux lèvres, la photographe prit une main devant elle et se concentra.

En tant que sorcière de l’air, sa facilité à créer ce genre de microphénomène météorologique était d’une simplicité presque enfantine. Au vu de la rigueur dont faisait preuve son Coven dans l’éducation de ses jeunes gens, Violine devait maîtriser ce tour depuis ses dix ans.

Le vent monta de la paume délicate de la jeune femme, tourbillonnant de plus en plus fort, pour agiter ses mèches et une tornade miniature apparues au creux de sa main. Instantanément, une étincelle d’envie brilla dans les yeux d’Ezéchiel qui paraissait hypnotisé. Ce qui n’échappa pas à Violine.

Présentant sa main au griffon assis à sa gauche, la photographe manqua de pouffer en le voyant loucher sur son sortilège. Toute la posture d’Ezéchiel changea, affichant ouvertement la convoitise.

— Prends là, l’encouragea la photographe. Elle ne me demande pas beaucoup d’énergie. Je peux la maintenir un bon moment.

L’intérêt s’intensifia sur les traits d’Ezéchiel qui avança sa main avec hésitation. Les perles de sueur sur son front commencèrent à s’assécher sous l’influence des petites bourrasques. Ses cheveux cuivrés s’envolèrent un peu plus et il manqua une respiration quand la tornade toucha le cœur de sa paume. Un gémissement de contentement passa entre les lèvres d’Ezéchiel qui ne parut pas s’en apercevoir.

— À toi de faire tourner la roue ma Vio’, encouragea Séléna en battant des mains. Et prend un bonbon ! Gage réussi avec brio !

La jeune femme ne se le fit pas dire deux fois. La bouteille tourna alors qu’elle picorait quatre dragées multicolores. Le goulot pointa sur Izaac qui prit une mine défaitiste.

— Heureusement, j’ai droit à Violine pour mon premier tour, les Dieux seuls savent ce que tu voudrais me faire avouer Séléna. Vérité !

— Eh ! s’exclama cette dernière. Tu dois attendre qu’elle te pose la question ! Tu n’as jamais joué à gage ou vérité ?

Faisant mine de bougonner, la chroniqueuse attira toute l’attention sur elle, détachant les prunelles amusées de Violine d’Ezéchiel qui continuait de contempler la tornade comme s’il s’agissait d’un joyau. Son plan commençait à fonctionner. Rentrant dans son jeu, Izaac roula des yeux et attrapa une friandise.

— Si, mais la dernière fois je ne devais pas avoir plus de dix ou onze ans… les elfes deviennent manifestement matures plus vite que les sorcières, la nargua-t-il.

— On ne jouait pas à ça au Coven, renchérit la photographe avec fatalisme. C’est Séléna qui m’a appris ce jeu à l’unif’.

Entendre Violine mentionner la secte dans laquelle elle avait vécu, face à un griffon prêt à exploser, surprit son amie. Parler du Coven lui était compliqué, même en présence de personne qu’elle estimait. Izaac, stupéfait, ne sut quoi répondre.

— Alors, du coup, gage ou vérité ?

— Et bien-vérité, se reprit le jeune homme.

Jouant avec l’une de ses mèches, Violine se fit malicieuse.

— Combien de messages, hors professionnel, Ezéchiel et toi, échangez-vous tous les jours ?

D’un même mouvement, les deux mâles la dévisagèrent.

— On ne se parle pas tous les jours.

La voix rauque de la présence de son griffon, le pilote fit craquer sa nuque en voyant Violine se raidir un tantinet.

Une main tendue devant lui contenant sa précieuse mini tornade, il aurait dû paraître ridicule. Cependant, il n’en était rien. Avec un physique comme celui d’Ezéchiel, débraillé, suant, négligé ou parfaitement impeccable, un mâle restait impressionnant.

— Je voulais simplement dire… glapit la photographe.

— Désolé de te contrarier, mec, renâcla Izaac qui déroulait l’une de leurs conversations sur son téléphone, mais elle a raison.

 — On ne se parle quand même pas tous les jours, réfuta le griffon incrédule. Ce n’est pas possible…

Versant une bonne rasade de vodka au pilote, Séléna le lui offrit.

— Entre les sorties à motos, les blagues débiles et autres échanges sur l’actualité, je te garantis entendre ton nom très régulièrement. Aller bois : tu n’as pas dit la vérité.

Mécontent, Ezéchiel fronça le nez face à l’offrande et l’offense de l’accuser d’avoir menti. Les griffons étaient chatouilleux sur l’honneur. Mais l’insinuation avait le mérite de lui faire oublier le tonnerre qui gronda une fraction de seconde avant qu’un éclair ne déchire le ciel.

— Ce n’est pas mon tour. Et je n’ai pas menti, se renfrogna-t-il.

— Pas ouvertement, la soutint Izaac. Mais cela ne veut pas dire que ta vérité était la bonne.

Le beau visage du griffon se décomposa. Lèvres entrouvertes, il parut songer à cette remise en perspective et ses yeux se posèrent sur Violine qui le regarda en coin.

— Je ne voulais pas te mentir.

Un instant, il parut vulnérable. Séléna s’en sentit bouleversée.

— On ne le sait, petit lion à plumes.

Taquine, elle lui tapa trois phalanges dans l’épaule, tout en agitant le verre qu’elle lui avait présenté. Résigné, il but sans conviction une gorgée avant de le faire passer à Izaac qui accepta son gage.

— Suivant ! scanda Séléna.

Son compagnon tourna à son tour la bouteille qui s’arrêta sur elle.

— Gage ou vérité ?

— Gage ! Hors de question de livrer mes secrets !

— Parce que tu en as ? se moqua Violine.

Pour toute réponse, elle lui tira la langue.

— Comme je connais le niveau de ton art et la créativité dont tu peux faire preuve, tu vas dessiner la façon dont tu imagines Ezéchiel sous sa forme animale, se délecta Izaac.

Ravie, Séléna se leva et courut sur son sac à main d’où elle sortit la pochette de stylo coloré qu’elle utilisait pour gribouiller ses articles. Arrachant une feuille de son carnet, elle se mit à griffonner les formes qu’elle imaginait. Critique, elle savait que son œuvre ne manquerait pas de choquer le malheureux Ezéchiel qui ne se doutait pas de son talent artistique. Quelsques touches de jaune par-ci, un peu d’orange…

— C’est long ! commenta la voix de son compagnon dans son esprit. On ne t’a pas demandé de te prendre pour Picasso !

— Minute espèce de traître ! tu penses que c’est aussi facile de dessiner un griffon ? Oh ! je vais devoir faire de grandes lignes pour le ciel, sinon je vais détruire mon bleu électrique.

— Voilà ! plastronna Séléna en découvrant son œuvre.

Le barbouillage informe ne sembla pas convaincre ses collègues qui penchèrent la tête sur le côté comme si cela pouvait les aider à mieux visualiser ce qu’elle voulait représenter.

— Dans ta tête, je ressemble à ça ? s’inquiéta Ezéchiel dubitatif.

— Quoi, ça ne te plait pas ? se vexa la chroniqueuse.

— On dirait un chaton dessiné par un enfant de cinq ans, commenta Violine songeuse. Un chaton avec des plumes.

— Ce sont des ailes…

— Autant pour moi, ricana la photographe.

Ah ça ! Il était facile de se moquer quand on avait tout un cursus artistique derrière soi et une licence en art appliqué !

L’orage tonna, faisant trembler Ezéchiel qui se concentra sur la tornade miniature qui tournoyait toujours dans sa main. Se raccrochant au sortilège, il déglutit et ferma les paupières pour reprendre ses esprits.

— Tu peux la déposer, tu sais, elle ne partira pas, l’informa doucement Violine en augmentant la cadence de sa création.

— Je ne préfère pas, signala calmement le griffon dont les iris avaient pris une teinte d’or en fusion. Je… elle m’apaise…

La magie de la photographe se déploya, alimentant un peu plus son sort dont les effets firent volontés les mèches roses de Séléna. Une jolie couleur rose para les joues de son amie. Resserrant l’élastique qui maintenait ses boucles, Izaac eu un air suspicieux.

L’agitation d’Ezéchiel disparaît de minute en minute, sous l’influence du pouvoir de Violine. Un fait qui perturbait assez le compagnon de la chroniqueuse que pour qu’il puisse le rapporter à Judicaël, ce qu’elle l’empêcherait de faire. Si les grands patrons s’en mêlaient, le fragile équilibre qu’avait trouvé la petite équipe pourrait en pâtir. Pour avoir le même questionnement en tête, Séléna comprenait ce qui tracassait son amant.

Un mystère qu’elle comptait bien élucider aujourd’hui.

La sorcière attrapa la bouteille, la faisant tourner comme une toupie, elle se concentra sur le fond d’eau qu’elle avait laissé à l’intérieur. En face d’elle, Violine haussa ses sourcils épilés et écarquilla ses prunelles grises. Muette, la photographe lui fit comprendre qu’elle avait compris son petit jeu et lui mettait un avertissement.

— Ne fais pas cela, l’administra mentalement Izaac.

— Le but c’est de le distraire, non ?

Le goulot s’arrêta sur Ezéchiel, quand elle relâcha son pouvoir.

— Gage ou vérité ?

Le griffon la toisa d’une mine blasée.

— Je ne compte pas me tourner en ridicule et je n’ai rien à cacher. Allons-y pour la vérité.

Discrètement, Violine pivota la tête, la sommant de faire marche arrière. Pas de chance pour elle, la spécialité de Séléna était de jouer avec le feu. Dégainant son plus bel air de défi, elle se pencha sur le griffon et déballa une sucette qu’elle cala au creux de sa joue.

— Qu’est-ce qui a tant d’effet sur toi : la magie de Violine et donc, sa présence ou la mini tornade ?

La pluie battante sembla marteler un peu plus les carreaux. Retenant leur souffle, Izaac et la photographe plongèrent leur attention dans leur verre et firent mine d’en avaler une gorgée. L’œillade acérée du griffon poussa presque Séléna à baisser les yeux. Un fugace instant, elle vit transparaître sa bête, dans les prunelles dorées du mâle.

Se frottant le menton, il fit crisser sa barbe quand il capitula.

— Les deux. Surement car elle est soumise.

Plus rouge qu’une pivoine, Violine ouvrit la bouche à plusieurs reprises pour rétorquer mais rien ne passa ses lèvres.

— Ce n’est pas une critique, s’empressa-t-il de préciser. Les personnes telles que toi sont utiles dans chaque structure.

— À quel point es-tu dominant ?

La question avait échappé à Séléna, qui se la posait depuis leur rencontre. Contrairement à ses cousins, Ezéchiel cachait bien son jeu.

— Eh, ce n’est pas les règles, rappela Izaac à sa rescousse. Une seule demande à la fois et uniquement quand la roue désigne…

— Ce n’est pas grave, rassura le griffon de son timbre de nouveau posé, en haussant les épaules. Pas autant qu’Azraël et Judicaël, je dois être environ au milieu de la Volée.

— Que ça ? s’étonna Séléna. Je t’aurais mis bien plus haut.

Ezéchiel sourit, cynique.

— Je pensais que tu aurais remarqué que dans la famille, nous avons de fortes personnalités. Non, je ne suis pas l’équivalent d’un grand Alpha à qui tout le monde obéit. Simplement un mâle parmi les autres. Je préfère amplement cette place.

Parler de lui semblait le détendre. Parfait ! La chroniqueuse pouvait donc continuer sur sa lancée et elle n’allait pas s’en priver !

— Tu as des frères et des sœurs ?

Sirotant un peu d’apéritifs sucrés, Violine assouvit sa curiosité sans oser se tourner sur le jeune homme. Les mains occupées sur son appareil photo, elle donnait presque l’impression de se désintéresser de sa réponse. Le griffon craqua chacun de ses doigts avant de s’emparer de plusieurs mignonnettes pour en humer le contenu et avaler le contenu de l’une d’elles.

— J’avais un frère. Il est… Il n’est pas arrivé à l’âge adulte, ce qui explique en partie le fait que je me suis raccroché à mes cousins. J’ai également deux jeunes sœurs, dix-neuf et seize ans, de quoi rendre dingue tous les aînés du monde.

— Ah l’angoisse, commenta Izaac, je compatis. Ma sœur à cinq ans de moins que moi. Quand elle a ramené son premier petit ami à la maison… Papa a refusé que mes trois frères et moi on s’en mêle, mais il n’en pensait pas moins.

Ezéchiel fit la grimace.

— Ma mère est fan de mon beau-frère. C’est un gentil garçon, cependant… je le trouve mou. Annabelle mérite tellement mieux.

Le machisme ! Ce n’était pas possible ! Séléna rêvait !

— Tu ne t’es pas dit que si elle l’avait choisi, c’est justement car il lui convient ? renifla la sorcière en suçant sa friandise avec ostentation. Mon beau-père est un métamorphe, à ses yeux les elfes sont de gentilles créatures qui gambadent dans la forêt et chantant.

— Eh ! s’offusqua Izaac. Tu ne m’avais jamais raconté ça !

Quitte à jouer au jeu de la vérité… Enlevant sa sucette dans un “pop” sonore, la sorcière se mit à la lécher nonchalamment.

— La première fois qu’il t’a rencontré, il m’a confié avoir été étonné que tu ne portes pas de collant vert et une flûte de pan autour du cou. Je t’ai défendu en lui disant qu’il faisait quand même dans le cliché. Il n’était pas vraiment d’accord.

Les deux mains pressées sur la bouche, Violine combattit un éclat de rire, tandis qu’Ezéchiel recrachait une partie de sa boisson sur la mini tornade qui lui renvoya le tout en pleine figure. Gêné, il ôta sa chemise et s’essuya le visage, ainsi que tout ce qu’il avait éclaboussé. Il fronça aussitôt le nez avec dégoût.

— Pourquoi personne ne m’a dit que je puais ?

Se levant d’un bond, il s’apprêtait à repartir dans sa chambre, quand Violine le retint par la cheville.

— Parce qu’on s’en fiche ? Rassieds-toi et dis-nous-en plus.

Le griffon hésita un instant, sa bête apparaissant au fond de ses yeux, juste le temps d’un battement de cœur. Docilement, il retrouva sa place sur le coussin et balança au loin sa chemise tachée et odorante. Une vague de reconnaissance traverse le cœur de Séléna, en lui demandant de rester, la photographe avait évité qu’il ne retourne se morfondre dans le capharnaüm de sa chambre.

— Non, non, non, à toi ! réfuta Ezéchiel en lui rendant le verre qu’elle avait déposé. Des frères et sœurs ?

— Fille unique, se vanta-t-elle. Aucun frère surprotecteur à l’horizon. Uniquement des parents un peu frappés, une secte complètement endoctrinée et un ex-fiancé acharné. Bon, d’accord, ça fait déjà beaucoup.

La mine penaude, elle avala trois gorgées avec un sourire de contrition qui étonna Séléna. C’était la première fois que Violine portrait sa situation en dérision.

— J’ai douze frères et sœurs, renchérit la chroniqueuse, c’est moi qui gagne. Bientôt treize en fait, Maman a appelé hier…

— Félicitation ! applaudit Violine  avec dérision.

Abasourdi, Izaac avala de travers.

— Encore ? Ils vont s’arrêter quand ?

Ezéchiel, lui, eut l’air sceptique.

— C’est possible, ça ? Je pensais que les métamorphes avaient autant de difficulté que les loups-garous à avoir des Petits.

Oh que non ! Enfin, si… les normaux !

— Pas autant, mais presque, expliqua Séléna. Généralement on peut compter des fratries de deux ou trois Petits, contrairement aux lycanthropes qui sont plus sur un, voire deux maximum. Mon beau-père est une exception, il dit que cela tient de la génétique de ma mère. Ce qui est effrayant quand on pense que je pourrais avoir des septuplés !

— Ah non, pas ça ! clama Izaac.

La pluie s’était calmée et le tonnerre s’éloignait. Sa mini tornade au creux de sa paume, Ezéchiel n’y prêtait pourtant plus attention. Les diversions avaient fonctionné, veillant à s’appliquer à garder une conversation constante, Violine et Séléna enchainèrent les anecdotes et informations sans importance.

La photographe s’endormit avant que la tempête ne soit complètement passée, se lovant en boule au pied du fauteuil, juste à côté du griffon qui attrapa un plaid pour la couvrir. Les yeux bouffis et rougis par le manque de sommeil, le jeune homme s’effondra un peu plus loin, sur un tapis aux premières lueurs du jour.

Blottie dans les bras de son compagnon, Séléna admira l’air paisible de son collègue, juste avant de fermer les paupières. Elle avait réussi. En plus d’aider Ezéchiel, elle l’avait rapproché de Violine, le mettant aussi à l’aise que s’il avait toujours fait partie de l’agence.

Elle sombrait dans le sommeil, quand la voix mentale d’Izaac caressa son esprit.

— Bien jouer, mon Amour.

— Oui, je sais, je suis génial.

Il ricana.

Retrouvez l'intégrale des "filles du bûcher" :

Si ces tranches de vie vous ont donné envie de découvrir « Les filles du bûcher« , rendez-vous sur leur page et commandez votre premier exemplaire, soit via Amazon, soit directement auprès de l’auteur.